Penser la peine

Pour une vraie philosophie pénale

par

Dominique-Henri MATAGRIN

(N.B. Ce texte est tiré d’une conférence donnée en juin 1998 lors d’un colloque organisé par le Club de l’Horloge sur la sécurité, publié dans l’ouvrage « Rétablir la sécurité », paru sous l’égide du Club, et, dans la Revue de l’A.P.M.)

On n’a jamais autant parlé de “sécurité”, ni de manière aussi “oecuménique” -et c’est tant mieux (“il y a plus de joie dans le ciel pour un pêcheur qui se repend que pour cent justes qui persévèrent”...). Mais, sans la “colonne vertébrale”, intellectuelle et morale, d’une philosophie authentiquement pénale, en rupture avec des conceptions dominantes maintenant obsolètes, ce sera “peine(s) perdue(s)” !

                        L’élaboration d’une nouvelle philosophie pénale -à laquelle l’A.P.M. est mieux placée que quiconque pour contribuer, puisqu’elle a fait figure de “pionnière” en ce domaine depuis sa création-, est donc une urgence pour la réflexion et pour l’action ; il faudra à cet effet (sans craindre les tautologies) :

                        1- Que cette philosophie soit une vraie philosophie : c’est à dire, qu’elle se fonde sur une certaine idée de l’homme et du groupe, capable de donner sens à cette manifestation du pouvoir, qui est, peut-être, la plus “métaphysique” de toutes (soit, prendre le contre-pied d’ ANCEL: “La défense sociale suppose d’abord le rejet vigoureux -on oserait presque dire systématique-, de toute métaphysique ou plus exactement peut-être, de tout apriorisme juridique”). Et, qu’elle soit aussi une philosophie une (à la différence du système pénal actuel, compromis entre des logiques diverses et contradictoires, qui s’annihilent dans leurs meilleurs effets et se cumulent dans leurs pires... Cf. ARPAILLANGE (dans son “rapport”: “Les tribunaux n’osent plus punir et ils n’ont pas les moyens de traiter. En sorte que ce mélange des genres rend l’intervention judiciaire équivoque, aberrante et, finalement, peu efficace”).

                        2- Que cette philosophie soit vraiment “pénale” -et non plus “a-pénale” ou “anti-pénale” ; c’est à dire, constituée autour d’une certaine idée de la peine, habitée par la conviction de sa valeur et de sa nécessité et hantée par la reconnaissance de sa spécificité ; alors que l’évolution contemporaine a privilégié son érosion, sa marginalisation et sa dilution, théorique et pratique... Il faut en finir avec la mauvaise conscience et la recherche d’ “alibis” -avec une vraie “force tranquille” du jugement : on ne sanctionne pas par plaisir, mais parce que c’est nécessaire et juste, comme un devoir envers la société -et même, au risque de faire sourire les esprits forts, comme une manifestation authentique de l’amour du prochain et du respect des personnes.

                        3-Que cette philosophie pénale soit vraiment nouvelle, c’est à dire, différente de celle qui a prévalu au cours du siècle qui s’achève (une date symbolique : 1898, parution de l’ouvrage de SALEILLES “De l’individualisation de la peine”), qui a fait la preuve de son échec et de sa nocivité, en reposant sur une vision “idéologique” et “fantasmatique” du crime et du criminel, avec une revendication abusive et sophistique d’une science qui peine encore à se constituer comme telle, la criminologie (cf. de MAILLARD : “Le criminel est, tous comptes faits, le sujet le moins intéressant de la criminologie... une invention, un fantasme du criminologue, qui, faute d’instruments théoriques pouvant expliquer son objet, s’est perdu dans la quête d’un sujet imaginaire”).

                        Il faut, à cet égard (et, en rupture avec une attitude trop répandue), bien distinguer la position du savant et celle du responsable : une philosophie pénale, en tant qu’elle intéresse la constitution d’un système de droit, peut choisir de prendre en compte ce qui apparaîtrait, à un moment donné, comme un “acquis”, une simple hypothèse ou une donnée de la science du crime, mais elle ne doit jamais en être prisonnière et ne doit pas craindre, même, en fonction de ses impératifs et valeurs -qui relèvent d’une toute autre logique-, de les ignorer ou bafouer ; elle est affaire de pouvoir et de vouloir, non de simple savoir, c’est une question pleinement politique et non pas purement théorique ! Quand bien même serait-on assuré de la scientificité de la connaissance du phénomène criminel (et l’on en est loin...), la philosophie pénale n’aurait pas, pour autant, à être à la remorque de l’université, comme la traduction mécanique de ses découvertes : son autonomie est complète.

                        A cette fin, il faut tenter d’aller à la racine du discours pénal encore dominant (mais passablement ébranlé...) pour le “déconstruire” et en extirper le “paradigme” qui le sous-tend, au profit d’un nouveau, forgé à partir d’une certaine idée du crime (I), et, de la peine (II).

            I- UNE CERTAINE IDÉE DU CRIME

                        Elle procédera d’abord d’une vision de l’homme en société, soit, de la valeur respective du sujet de droit et de l’ordre qui l’englobe ; en faisant ici le choix, à travers un principe de responsabilité (1), d’une vision unitaire et non conflictuelle, “moniste”, qui les associe et réconcilie, dans leur égalité et complémentarité (au lieu de les opposer et hiérarchiser comme c’est trop souvent le cas avec les pensées “dualistes”, qui se fondent sur leur antagonisme spontané ou systématisé, en postulant la priorité de valeur de l’un sur l’autre) ; elle en déduira, dès lors, l’importance et la gravité de ce qui est en jeu dans l’acte criminel et justifie donc sa répression, qui en fait la “question de société” par excellence -celle où il est “question de son être à propos de son être” (2).

                        1- Une question de responsabilité

                        Dans une approche laïque et rationnelle, cherchant à appréhender l’être autant que possible dans son immanence “phénoménologique” (puisque le droit ne prétend pas dire une vérité sur le monde mais cherche à l’ordonner selon une volonté), la liberté sera l’ “a priori transcendantal”, faute duquel, ou bien la société ne ferait plus figure que d’ une “mécanique” où les individus ne seraient plus rien que des “robots” sous le règne de la nécessité, ou bien il n’y aurait plus de société du tout, au profit d’un sujet unique et absolu... et, dans les deux cas, il n’y aurait même plus alors de problématique du pénal ; mais une liberté qui ne saurait être “autistique”; le pénal naît de la reconnaissance de l’altérité, comme un fait et comme une valeur, condition du respect de la liberté de chacun par tous, et, de toutes ses implications : comme être de liberté (11), le sujet de droit est aussi et d’abord un être de responsabilité (12).

                        11- Un être de liberté

 

                        Mais, d’une liberté concrète (c’est à dire, dans l’ancrage d’une réalité singulière faite de limitations à la puissance d’émergence du sujet) et non abstraite (qui n’est pas de l’ordre du monde physique mais de celui de la métaphysique) : si la liberté “ontologique” du sujet de droit (dans le champ du pouvoir et dans le monde des faits) est bridée, sa liberté “déontologique” (dans le champ du vouloir ou du devoir et dans le monde des valeurs) est, en principe, entière.

 

                                   11-1 Une liberté “ontologique” limitée -puisque c’est celle d’un sujet singulier en situation, en interaction dans un espace-temps donné qui définit son champ des possibles :

                                               * Un sujet singulier : comme sujet, c’est un lieu de donation de sens et de détermination et un pôle de production d’effets ; comme singulier, il sera identifié par sa capacité de différence, dans une tangence entre :

-                                                          Un dynamisme de l’“intérieur” : c’est “une force qui va” et qui se projette dans le monde de l’altérité (le sujet a des pulsions, des désirs, des passions, des intérêts etc..., qui tendent à le manifester comme un autre pour les autres et le portent à agir sur son monde extérieur -voire, à l’occasion, intérieur comme son autre...).

-                                                          Un dynamisme de l’“extérieur” : le sujet est en butte à des forces qui vont sur lui (du milieu, des autres sujets, des choses et des circonstances etc...) et auxquelles il tente plus ou moins de résister, quand il ne peut les utiliser.

                                               * Un sujet avec des degrés de liberté : il sera, au regard du droit (qui tentera de l’appréhender concrètement), le fruit et l’effet de la rencontre de ces deux dynamismes, quel que soit leur niveau d’équilibre, quelque part entre le “zéro” et l’ “infini” d’une liberté idéelle (idéale ?) :

-                                                          Pas d’ extremum : le sujet n’est pas plus une “monade” autistique (tout est sujet et le sujet est tout -comme le voudrait cette sorte d’existentialisme vulgarisé qui est la pensée ambiante de l’époque ; dans cette optique, à la limite, aucune réponse sociale ne serait jamais vraiment légitime, puisque la liberté du sujet serait la valeur première...) ; que le simple jouet de déterminismes, individuels ou collectifs (rien n’est sujet et le sujet n’est rien, comme le postulent, notamment, les conceptions de la dissolution du sujet, très influentes en criminologie, qu’elles soient d’inspiration marxiste ou “sociologiste” -pour lesquelles, finalement, il ne doit y avoir que des réponses de type “social” et toutes les réponses sociales sont légitimes, puisque la valeur qui prime est l’autorité du groupe-, ou, psychanalytique, qui ramènent au premier cas).

-                                                          Mais un minimum : un noyau irréductible d’autonomie et d’imprévisibilité ouvrant la possibilité d’une liberté (sans prendre parti entre les théories sur l’homme et la société, mais aussi bien comme un fait pragmatique -qui peut prétendre prédire le comportement de quelqu’un avec un degré suffisant de certitude ?!-, que comme un choix de valeur et une nécessité logique), l’équilibre entre ces dynamismes, “intérieur” et “extérieur”, n’est pas donné a priori ; il est “complexe” : ni complètement déterminé de l’intérieur, ni complètement déterminé de l’extérieur -il y a un espace pour le choix et, sauf cas-limite que l’on va évoquer, jamais de vraie “fatalité”), car, tout se passe en fin de compte “dans la tête”, ou dans le coeur, soit, là où le sujet décide de ses actes -car il en décide toujours nécessairement, sauf cas pathologique extrême (la première cause de la criminalité, c’est le criminel !... Cf., parmi d’autres pensées en ce sens, la théorie du “contrôle social” chez CUSSON...).

                                   11-2 Une liberté “déontologique” affirmée : un sujet doué de raison et de discernement, capable de choix qui l’engagent dans le monde des valeurs ; ce qui pose notamment au droit positif le problème des cas-limites :

                                               * Un sujet “critique” : soit, avec un minimum nécessaire de faculté d’apprécier ce qu’il est ou ce qu’il fait ; être libre, c’est pouvoir juger et se juger:

-                                                          Un sujet normalement conscient : une aptitude à la norme et au jugement, la capacité de référer ses intentions et ses actes à des exigences, morales ou sociales, supérieures.

-                                                          Un sujet potentiellement déviant : le droit à la faute fait partie, en somme, des droits de l’homme et du citoyen, comme le corollaire autant que la condition de possibilité de tous les autres : co-extensif à l’affirmation de principe de la liberté et de la dignité du sujet de droit, il est une exigence de l’ “humanisme” authentique.

                                               * Des situations limites : celles où l’on pourrait estimer que cette capacité critique serait inexistante ou perdue (et pas simplement “altérée”, car il y a une ligne de démarcation -même si elle peut, le cas échéant, être délicate à tracer-, à partir de laquelle on peut juger qu’il y a absence du minimum de lucidité permettant l’exercice de cette faculté de choix) ; d’où, pour le droit, la nécessité de catégoriser entre :

-                                                          Les personnes et les choses : animées ou inanimées ; on sourit aujourd’hui des procès archaïques à des animaux, mais, c’était l’intuition d’une autre conception du crime, comme trouble objectif qui doit être compensé pour rétablir un ordre froissé dont il faut réaffirmer la valeur.

-                                                          Les personnes elles-mêmes : problème des personnes morales (qu’on ne devrait pas confondre avec des sujets psychologiques, car ce sont tout de même des “choses” ; il faut, en conséquence, être cohérent : si l’on choisit de viser la personne à travers le “masque” sociétaire, peut-on cumuler les responsabilités, comme l’a fait notre nouveau code pénal ?!) ; de la personne en devenir, en puissance (le mineur : en finir avec une “sacralisation” désuète et simpliste, un “fétichisme” irraisonné de l’ “Enfant”, supposé parangon d’ “innocence” irresponsable ; des “tabous” à lever -et pas seulement sous la pression de l’actualité : ce sont les cadres de pensée qui sont à revoir !) ; ou, de la personne “altérée” (par l’effet d’une contrainte, extérieure -“état de nécessité”-, ou intérieure -cf. débat sur le “dément” : ne pas sombrer dans une “psychologisation” illégitime de la justice pénale, qui cherche un “dosage” du pénal en fonction du mental -ce qui est irréaliste et illégitime, sauf cas extrême de la personne réduite à l’état de “quasi-chose”, sans conscience ni choix).

                        12- Un être de responsabilité

                        C’est à dire qui puisse se voir imputer de manière au besoin contraignante les conséquences de l’ usage de cette liberté, mais, entendues comme manifestation extérieure du sujet -et seulement extérieure : responsabilité exclusive du for externe, car le droit, en tant qu’organisation de la compatibilité des dynamismes dans le monde de l’altérité, ne doit viser que la manifestation “phénoménologique” du sujet ; responsabilité envers lui-même -trop négligée à l’époque contemporaine dans les conceptions pénales-, et, responsabilité envers les autres, fait générateur du groupe social organisé qui en fonde la valeur intrinsèque et les pouvoirs sur le sujet, comme un prolongement et manifestation de lui-même.

                                   12-1 Responsabilité envers soi-même : au regard du droit, le sujet commence avec sa manifestation comme différence ; aussi, attacher (par l’incrimination et la sanction) des conséquences déterminées à cette manifestation, c’est le moyen privilégié de reconnaître l’existence et la valeur du sujet : affirmer l’acte, c’est affirmer le sujet, dans son être social, mais, précisément, sans le réduire à cet être social fait d’une collection d’actes ; c’est affirmer en même temps le droit de la société sur le sujet, et, les limites de ce droit : le respect de l’acte, c’est aussi, le respect de l’au-delà ou de l’en-deçà de l’acte, et, donc de l’être en soi :

                                               * Respecter l’acte, c’est respecter l’être : en tant que social, comme un autre parmi les autres, à titre de fait (il existe) et à titre de valeur (il a le droit d’exister) dans l’espace et dans le temps -c’est à dire, aussi, comme autre que social :

-                                                          L’être comme “immanence” : tant comme émergence (il est manifesté par la chaîne de ses actes, comme une continuité, avec son imprévisilité et son ouverture à l’avenir -essentiel pour la question de la récidive) que comme référence ( l’acte est le signe de l’existence et de l’identité du sujet au milieu des autres, sa “signature”, sa “parousie”, sa personnalité sociale : c’est l’origine et le“point de fuite”, ce qui fait qu’il y a une unité et un sens du sujet : la “vérité” sociale de l’être -mais seulement, cette vérité sociale).

-                                                          L’être comme “transcendance” : au-delà de cette “vérité sociale”, la “vérité intérieure” de l’être n’appartient plus au droit -à moins de sombrer dans le pire totalitarisme, ou, ses formes inconscientes et “rampantes” que peuvent être certaines conceptions contemporaines, si bien inspirées qu’elles se veulent ; en s’en tenant à la reconnaissance par l’acte, on borne le pouvoir de la société à s’immiscer dans la définition et appréhension du sujet, on pose une frontière au-delà ou en-deçà de laquelle, le sujet n’existe que comme limite “asymptotique”, on lui donne le droit de s’échapper et d’exister en dehors de cette réduction que la société en fait : en somme, on le reconnaît comme potentiellement autre que purement social, on lui ouvre le champ d’une transcendance et d’une valeur supérieure.

                                               * Respecter l’être, c’est respecter sa “subjectivité” : en restant “objet” pour le droit, le “sujet” préservera d’autant plus son intimité et son intégrité morales (son “mystère”, son secret interne) : le sujet ne doit être visé par le droit que comme “phénoménal” (dans son extériorisation) et non comme “nouménal” (dans son “en soi”, qui ne regarde que lui et qui est, au demeurant, sans doute inaccessible) :

-                                                          En finir avec une confusion : juger n’est pas “comprendre”, encore moins “excuser” (c’est l’erreur de MALRAUX dans un mot par trop cité à ce sujet sans assez d’esprit critique...) ; avoir “plus d’excuses”, n’est pas présenter “moins de danger”, du côté de la personne ; ni “moins de gravité”, du côté de l’acte... C’est à juste titre que l’on a pu dénoncer cette “culture de l’excuse” qui est la perversion majeure de la philosophie pénale dominante -qui tend à régler l’approche du droit sur une perception de l’être intérieur, rétrospective (intentions, tares, difficultés etc...) ou prospective (pronostic sur les chances de réinsertion etc...)..

-                                                         En finir avec un abus : qui vole un acte vole un être, ou, quelque chose de l’être ! On doit être jugé pour ce qu’on fait, non pour ce qu’on est (laisser l’être en lui-même, sa vérité “interne”, son for intérieur, à Dieu -ou au Diable ! Les “causes” sont à l’individu, les “effets”, seuls, à la société) ; si l’on condamne des personnes, ce sont d’abord des actes que l’on doit juger (c’est à dire, comme on le verra, d’abord évaluer), non les personnes elles-mêmes (c’est, à bien y réfléchir, l’une des pires, mais sournoises, expressions du totalitarisme que de prétendre apprécier une personne en elle-même...). Question de dignité et de reconnaissance de l’humanité : la chose n’est pas responsable, on est responsable à sa place : l’homme doit avoir pleinement “sa place” -soit, dans un ordre qui l’englobe et le transcende, celui qui naît de la responsabilité de chacun envers tous.

                                   12-2 Responsabilité envers les autres : le respect de l’autre fonde la valeur du groupe social ; qui n’est ni une machine dont les individus ne seraient que les rouages (irréductibilité du sujet) ni un “super-individu” qui existerait sans les sujets (fantasme d’idéologie totalitaire) ; c’est un objet “complexe”, émergeant de la tension et interaction de dynamismes individuels, qui les fait coexister dans un ensemble en équilibre instable et en perpétuelle (re)construction -que le droit prétend soumettre à la volonté de l’homme en le mettant en forme et en formules, pour l’en arracher :

                                               * La valeur du groupe : contre l’individualisme forcené de l’époque (celui des individus ou des groupes, dans le refus croissant des disciplines sociales élémentaires -la “civilité” dans son sens le plus fort), et, au-delà de l’opposition atomisme/holisme qui privilégie un pôle sur l’autre, le principe de responsabilité, qui est la reconnaissance de l’altérité comme fait (l’autre est là) et comme valeur (il a autant de droit d’être là) “tisse” chacun aux autres sur la trame d’une existence partagée et nécessairement solidaire, la société :

-                                                          L’altérité comme fait : son refus serait la négation de l’idée même de société (du solipsisme à l’anarchisme...) ; l’admettre suppose alors d’ en tirer toutes les conséquences -et, donc, de passer du fait (chaque sujet est un autre pour les autres) au droit (chaque sujet doit pouvoir être et rester cet autre). L’ordre transcende le sujet en en faisant plus qu’un sujet enfermé dans sa subjectivité : c’est cet objet particulier qui peut être reconnu par d’autres sujets en tant que leur alter ego, sujet lui-même.

                                                          - L’altérité comme valeur : reconnaître qu’il y a de l’être en l’autre et de l’autre dans l’être dans une société constituée d’ “alter ego” de principe ; l’autre a droit à être (existence) et à être autre (essence), avec sa liberté et l’expression de sa liberté, sa “propriété” (soit, ce qui fait corps avec lui, au moral comme au physique, y compris dans le plus matériel) : ce qui fonde la responsabilité envers -voire même pour- autrui ; mais, aussi, de ce fait, la nécessité d’un ordre des libertés. Comme condition, prolongement et dépassement de la liberté individuelle : nécessité de la compatibilité -et d’un minimum d’équilibre-, des dynamismes particuliers, pour dépasser et tout en même temps faire vivre, sans les dissoudre l’un dans l’autre ou ensemble, l’antinomie individu-société... L’espace-temps des volontés singulières se présente d’abord comme un “chaos”, mais avec une contrainte interne d’organisation, qui le fait passer de l’ “ordre du désir” au désir de l’ordre...

                                              

                                              * La valeur du droit : un principe “démiurgique” pour faire passer le groupe du “chaos” au “cosmos”, comme une expression du vouloir-vivre ensemble :

-                                                          Comme volonté (un signifié) : c’est un instrument de réalisation d’un ordre -et, donc, des valeurs qui le sous-tendent-, et de lutte contre l’entropie, individuelle et collective, à tout le moins, contre l’ “anomie”, menace permanente des sociétés (et plus que jamais actuelle dans la nôtre...). Le droit est le produit d’une conscience (il suppose un choix, même latent et implicite) et d’un projet (un ordre virtuel à réaliser : c’est l’ordre qui fait le groupe, plus que l’inverse).

                                                           - Comme représentation (un signifiant) : l’effectivité du droit est un signe de l’existence du groupe et une mesure de l’appartenance de l’individu -et le crime en sera donc, pour le passé et pour l’avenir, la “pierre de touche”. Le droit révèle le groupe, le rend présent et tangible (c’est un peu l’“attracteur étrange” de son chaos...), par régulation spontanée (invisible) ou forcée (le pénal : le droit met en scène le droit par sa réaction au crime, norme de la transgression des normes). D’où la nécessité de la répression de ce dernier : c’est la société en tant que telle qui est en jeu.

                        2-La société en question

                        Comme atteinte aux exigences socialement posées, à travers le droit en vigueur, de l’ordre des dynamismes qui se confrontent dans le champ du groupe, le crime appelle une claire vision des enjeux qui sont en cause dans la transgression des normes (pour combattre, il faut des motifs et une motivation : c’est ce qui a trop manqué, à notre époque, à des gouvernants “inhibés”...) ; ils sont éthiques (21) et politiques (22) :

                        21- Des enjeux éthiques

                        C’est d’abord de valeurs qu’il est question ici (le trouble est collectif, même si le préjudice est individuel ou nul ; il est moral, ou plus exactement, “symbolique”, même si le préjudice est matériel). L’atteinte à la “conscience profonde” du corps social met en cause la confiance dans l’ existence et dans la valeur du lien social lui-même :

                                   21-1 Une question de conscience : il faut se méfier à cet égard des universaux abusifs (comme la “conscience collective”, qu’il ne faut pas “hypostasier”...), car la société est un objet “complexe”, fait de tension(s) entre groupe et individu ; mais, quoiqu’il en soit, le propre du crime est d’altérer les équilibres (si instables soient-ils), matériels et/ou psychologiques, et, en tout cas, symboliques, qui lui permettent de fonctionner :

                                               * Une altération “physique” : l’impact du fait criminel peut être plus ou moins important sous l’angle de ses conséquences physiques (corporelles, matérielles, économiques etc.), ce qui, pour la victime comme pour le groupe tout entier, pose le -foncièrement moral- problème de sa réparation ; c’est avec sagesse que les codes classifient en général les infractions selon leur degré de gravité, mais celui-ci peut être diversement apprécié :

-                                                          Objectivement : selon la nature et la portée, dans l’espace ou dans le temps, de ces conséquences -étant observé que, du fait de la complexité des mécanismes sociaux, l’impact effectif, même sur ce terrain, peut être difficile à appréhender et peut porter loin et longtemps ses effets les plus diffus.

-                                                          Subjectivement : c’est là le plus relatif et instable, avec le risque d’une discordance entre la gravité intrinsèque d’un fait, eu égard à ses effets concrets, et, la perception que le corps social peut en avoir (par exemple, en privilégiant les affections de la sensibilité, pour ne pas dire de la “sensiblerie”, au détriment, parfois, des intérêts du groupe...).

                                               * Une altération “symbolique” : elle est présente, peu ou prou, dans tout fait criminel, et, en profondeur, c’est la plus grave et menaçante pour le groupe, même si ses membres n’en ont pas toujours conscience et même s’il n’y a pas de rapport avec l’appréciation des conséquences physiques de l’infraction :

-                                                          Un risque d’ “exemplarité” : le crime comme objet de scandale et/ou provocation à l’imitation... Peu importe que la réprobation soit, statistiquement, plus ou moins partagée (pas de logique “référendaire” ou “sondagière” en l’espèce !) -elle peut être, en surface, imperceptible, voire nulle. Mais l’atteinte au droit -et, avec elle, à ce qu’il signifie pour le groupe-, est toujours un révélateur de la défaillance ou de l’impuissance de l’ordre à s’accomplir, avec, à l’horizon, le risque de la “réaction en chaîne” (cf., notamment, TARDE, SUTHERLAND, ou, la “vitre cassée” de KELLING et WILSON : il n’y a pas de “petite infraction” -à la limite, la “petite” peut être parfois plus dangereuse que la “grande” !).

-                                                          Un besoin d’équité : le besoin de justice, qu’il ne faut pas réduire au désir de “vengeance”, comme on le fait pour essayer de dévaloriser la volonté de punir... Même si la vengeance peut, au demeurant, être légitime en elle-même, il faut aller à la racine de ce sentiment, qui est celui du scandale de l’injustice : l’infracteur ne doit pas “profiter” d’un manquement à la discipline commune, c’est une “rupture de contrat” social (cf. DURKHEIM : il s’agit, par la répression, de “récompenser les honnêtes gens” -il est, à la limite, encore plus important de les rassurer que de dissuader les malfaiteurs...).

                                   21-2 Une question de confiance : au-delà de l’impact propre du crime, c’est le lien social lui-même (le “contrat” symbolique) qui en est, forcément, affecté ; car il repose sur un minimum de confiance de l’individu dans le groupe, que le crime remet en cause :

 

                                               * Une attente de réciprocité : la vie sociale repose sur l’échange (il y faut la croyance en un minimum de commutativité des intérêts, même dans l’inégalité ; le crime en est la négation même...) :

-                                                          Une règle du jeu bafouée : si déséquilibrée qu’elle soit le cas échéant, la norme de coexistence entre sujets de droit peut être jugée encore supérieure, dans l’équilibre coût-avantages, à la “guerre de tous contre tous” -et, en tout cas, la vie en groupe organisé n’est concevable que sur ce postulat, auquel chacun doit, de manière confuse ou raisonnée, adhérer a priori -ce que le criminel, tricheur “exemplaire”, refuse.

-                                                          Une symétrie brisée : au moins comme l’existence a priori et de principe d’une possibilité de symétrie entre ce que l’on peut donner à la société et ce que l’on peut en attendre en retour, même si ce n’est pas une équivalence stricte ; le crime, lui, est une interaction par trop asymétrique (et de manière le cas échéant absolue et non relative : exemple des atteintes à la vie ou aux biens).

                                   * Une exigence de sécurité : qui est, selon une formule popularisée sinon même inventée par l’A.P.M., la “première des libertés”, parce que c’est la liberté d’exercer toutes les libertés :

-                                                          Dans l’espace : c’est la condition de la compatibilité des dynamismes individuels et un besoin particulièrement fort à notre époque, qui a réduit bien des risques, rendant ceux qui subsistent, comme la délinquance, d’autant plus insupportables et mal tolérés...

-                                                          Dans le temps : c’est la condition de la prévisibilité des comportements : la vie sociale repose sur le pari, l’anticipation des conduites des autres pour y ajuster la sienne -le criminel est l’irruption de l’imprévu, en général imprévisible...

                        22- Des enjeux politiques

 

                        Le crime est, peut-être, la question la plus “politique” qui soit, car celle où il est, pour le groupe -et, donc, d’abord, pour ceux qui ont la responsabilité de le conduire-, question d’être et de son être.

 

                        22-1 Une question de société : majeure, existentielle et essentielle ; c’est la société qui est en question ici : sa valeur (quel prix effectif, quel “cours”, par rapport à ceux de l’individu) et ses valeurs (lesquelles, quel statut pour elles ; il y a un lien nécessaire entre valeurs et crime) ; question d’une particulière actualité de nos jours, alors que notre société est de plus en plus “fractale”, se fragmentant, jusque à la “schizophrénie”, en individus et en groupes... C’est un vrai choix (soit, “arbitraire”, expression d’une pure volonté -même si la “nature des choses” y a sa part), et, le premier, à faire, pour la société :

 

                                   * Des choix de valeurs : une hiérarchie et des priorités à (re)définir à cet égard ; c’est le problème du code pénal, avec son inspiration très individualiste et ses anomalies actuelles (comme les crimes contre la nation, l’Etat et la paix publique, placés symboliquement en queue ; des infractions à la tenue des fichiers, formelles, plus sévèrement punies que des violences sérieuses, etc.)

-                                              Un signifiant : c’est un recueil de menaces (qui ne doit pas être un catalogue de “sabres de bois” !...), à confronter à la pratique (décalage -effondrement parfois !- entre prévisions et application, peines encourues, prononcées, et, exécutées... Une question majeure de crédibilité pour notre système pénal).

-                                              Un signifié : c’est un “bréviaire des valeurs”, un système symbolique : un catalogue et une hiérarchie implicite, sinon explicite ; c’est ce que l’on appelle sa “fonction expressive”, qu’il revendique : certes, mais de quoi, ici et maintenant, ?

                                   * La valeur d’un choix : le choix du recours au pénal n’est pas sans soulever des questions délicates : si la première fonction du pénal est symbolique “paradigmatique”, “ cathartique”, comment viser à l’efficacité maximum ?

-                                              Pénaliser ou pas ? Le pénal n’est-il qu’une régulation parmi d’autres ? Quelle place lui réserver ? Privilégier la réponse judiciaire au crime ? C’est, sans doute, une question d’équilibre : trop de pénal peut tuer le pénal, en dissolvant l’intensité symbolique dont il est porteur -ce qu’on gagne en “extension”, on le perd en “compréhension” (cf. BECCARIA :“Si l’on défend aux citoyens une multitude d’actions indifférentes, comme ces actions n’ont rien de nuisible, on ne prévient pas les crimes ; au contraire, on en fait naître de nouveaux, parce qu’on change arbitrairement les idées ordinaires de vice et de vertu, que l’on proclame cependant éternelles et immuables... plus on étendra la sphère des crimes, plus on en fera commettre”).

-                                              Pénaliser pourquoi ? Buts et contenu de l’intervention pénale : distinguer “essence” de la vie sociale (sa “pointe de diamant”, les infractions “naturelles”) et contingence (infractions “artificielles”) ? Privilégier la violence (y compris matérielle) ? Il apparaît, en tout cas, nécessaire de disposer de “locomotives symboliques” pour le train de la répression, qui puissent emporter le sens profond de l’acte de foi, en la société et en ses valeurs, que constitue la pénalisation des comportements.

                                   22-2 Une affaire d’Etat : ce doit même être la grande affaire de l’Etat, parce qu’il est porteur du vouloir-vivre collectif et garant de l’application du droit ; mais, l’état moderne est un état faible, “complexé” et “inhibé”, qui manque de foi en lui-même -et qui n’a plus la même valeur de référence, dans une société qui a dévalorisé le pouvoir en général (dont le pénal est la manifestation par excellence...) : il faut donc qu’il retrouve le sens de sa mission, à travers la conscience de ce que la lutte contre la délinquance est une véritable “guerre” intérieure (voire, à certains égards extérieure), dont il lui revient d’assumer sans réserve la responsabilité :

 

                                               * Une forme de “guerre” (du crime considéré comme un acte de “guerre civile” et du criminel comme “ennemi intérieur”...) :

-                                                          Une agression frontale : la volonté de transgresser (utilitaire ou non, à finalité politique ou non) est toujours, si minime qu’elle puisse apparaître, une forme d’agression contre le groupe tout entier et la mise en échec de l’appareil qui le représente et le protège, l’Etat ; il n’y a pas, à cet égard, de “petite infraction” : toutes portent en germe la dissolution de l’organisation sociale -et, a fortiori, leur répétition et accumulation ; c’est donc là une affaire publique par essence (et seulement de manière “accessoire”, privée, à l’inverse de ce que voudrait une certaine dérive “victimaire”).

-                                                          Une mobilisation générale : si tout crime est “politique”, sinon par son objet, du moins par son sens (certains le sont par nature, tous par destination), l’organisation de la réaction au crime, la politique criminelle, sera une dimension et une condition de toutes les autres, qui doit être au premier plan des préoccupations des gouvernants et mobiliser au maximum leurs énergies -et, au-delà d’eux et sur leur impulsion, celle du corps social tout entier, comme un sursaut vital.

                                               * Une responsabilité politique : car c’est l’autorité de l’Etat qui est, forcément, en cause :

-                                                          Une priorité publique : le développement du phénomène criminel, en extension et en intensité, à l’époque contemporaine, atteint un niveau insupportable pour les populations et qui constitue l’une des plus graves menaces sur la cohésion sociale ou le crédit des institutions républicaines aujourd’hui (beaucoup de ceux qui le niaient le plus farouchement au mépris de l’évidence des faits, sont contraints, maintenant, de l’admettre...).

-                                                          Des choix idéologiques : la lutte contre le crime ne se satisfait pas de “neutralité” : elle engage forcément des attitudes profondes et des orientations majeures dans la conduite des affaires publiques ; d’où les débats que cette prise de conscience (liée à l’ampleur, quantitative et qualitative, du phénomène) ; si l’on doit, à cet égard, se réjouir d’un certain consensus qui s’amorce, on ne peut que s’étonner et s’indigner des manifestations de “ringardise” (comme celles de pseudo “libéraux” qui en sont encore à confondre ce qu’ils appellent “libéralisme” et le laxisme le plus désuet !...).

                        Les temps sont donc venus d’inscrire dans les textes -et, d’abord, dans les têtes-, une autre conception de la sanction pénale.

            II-UNE CERTAINE IDÉE DE LA PEINE

                        Elle doit être replacée -pour aussi paradoxale qu’en apparaisse la nécessité actuelle-, au centre du discours pénal (d’où l’on a tout fait pour la chasser) : la peine, rien que la peine, mais toute la peine. Et, être pensée dans sa spécificité (alors que l’on a eu tendance à tout confondre), en distinguant évaluation de l’acte (le propre du pénal) et protection contre la personne (le propre des satellites du pénal ; il faut être, en somme, pour la “double peine”, pourvu que ce ne soit pas une “peine double”) ; la peine réfère à l’acte (et c’est l’affaire de la justice), la mesure de sécurité publique réfère à la personne (et c’est l’affaire de la police, de l’administration pénitentiaire etc...).

                        L’ école de la “Défense sociale” ou les abolitionnistes du pénal ont le mérite d’être cohérents, tandis qu’ANCEL et ses disciples, théoriciens ou praticiens, ont tout mélangé (cf. le premier avant-projet de code pénal, qu’ils avaient profondément inspiré, et qui ne voulait plus parler que de “sanctions” pour subsumer peines et mesures de sûreté ; or, ce sont des régulations différentes, l’une, symbolique, l’autre, pratique). Il faut donc prôner un “dualisme”, et non un “monisme” de la riposte répressive. Il faut dégager aujourd’hui la peine de sa gangue d’incohérence et confusion des rôles, pour l’instituer dans sa fonction première d’affirmation de valeur (1), pour mieux cerner, en relation avec elle, la mission de légitime défense de la société qu’assument d’autres types de mesures (2).

                        1- Une affirmation de valeur

                        La peine dit ce que “vaut” l’acte et donc, en même temps, la société qui le réprouve. Cette finalité première doit prévaloir en tout état de cause, car c’est elle qui donne sens à toutes les autres ; or, toute l’évolution contemporaine, qui est allée dans le sens de l’indétermination de la peine (à tous les stades : peine encourue, prononcée et exécutée) n’a cessé d’éroder et “dévitaliser” cette dimension d’évaluation de l’acte : une société en proie au doute sur sa valeur et sur son ordre, n’a plus été capable de signifier ce qu’elle voulait et ce qu’elle valait, de manière suffisamment claire et effective, à travers la réprobation sanctionnée des illégalismes. C’est donc cette vocation nécessaire et prioritaire de la peine, constitutive du pénal, qu’il faut réintroduire dans la prévision, l’application et l’exécution de celle-ci ; justifiée, comme affirmation de valeur(s), par son existence même -sans avoir besoin d’être référée à d’autres finalités (11), la peine devra, dans ses modalités, traduire et garantir concrètement la prévalence de cette vocation première (12).

 

                        11- La finalité de la peine

                        Dès lors qu’elle est prévue et infligée dans des conditions propres à lui permettre, avec le maximum de force symbolique, d’exprimer son appréciation de l’acte, la peine se justifie par son existence même ; c’est l’une des pires perversions du sens de la peine que de prétendre la subordonner à des finalités extérieures à cette affirmation de valeur -même en se référant à d’autres considérations d’utilité sociale dignes d’intérêt ; nécessaire, la peine doit donc être, aussi, prioritaire dans la riposte publique au crime :

 

                                   11-1 Nécessité   : il faut voir la peine comme un impératif catégorique à la manière kantienne, impliquant (en dehors même des recherches criminologiques qui en confirment le bien-fondé, que l’expérience new-yorkaise est venue attester) une “tolérance zéro” envers tout acte de délinquance ; avant toute “utilité” pratique, elle a une efficacité symbolique essentielle, comme un “acte de foi” de la société, en elle-même et en ses prescriptions, pour dire ce qu’un acte “vaut” (négativement ; et, par symétrie, ce que vaut, positivement, la norme qu’exprime sa réprobation, et, avec elle, l’ensemble du corps social).

                                               * Un acte de foi de la société en elle-même : la faute ne doit jamais rester sans réaction ; c’est l’exigence de la certitude des peines, car il s’agit avant tout de messages, de signaux, que la société envoie à ses membres et à elle-même, pour effacer les messages et signaux négatifs reçus du crime et du criminel :

-                                                          Une manifestation d’existence pour le groupe : cf. DURKHEIM (“[la peine] ne sert pas, ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles ; à ce double point de vue son efficacité est justement douteuse et, en tout cas, médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale [...] Il faut que [la conscience commune] s’affirme avec éclat au moment où elle est contredite, et le seul moyen de s’affirmer est [...] un acte authentique [...] une douleur infligée à l’agent [...] le signe qui atteste que les sentiments collectifs sont toujours collectifs [...] Si donc, quand [le crime] se produit, les consciences qu’il froisse ne s’unissaient pas pour se témoigner les unes aux autres qu’elles restent en communion, que ce cas particulier est une anomalie, elles ne pourraient pas ne pas être ébranlées à la longue. Mais il faut qu’elles se confortent en s’assurant mutuellement qu’elles sont toujours à l’unisson” ).

-                                                          Une réaffirmation de l’ordre : une sorte d’annihilation de l’acte, pour restituer au groupe la forme qu’à travers le droit il a entendu se donner ; c’est l’ intuition du Talion, des Grecs, des droits archaïques (hors même toute “faute”...) dans une logique de compensation objective, par une (ré)affirmation symbolique : la société proclame le prix qu’elle peut avoir à ses propres yeux et celui qu’elle attache au respect de son ordre et de ses valeurs (c’est une façon de dire : “j’existe”, “je veux”, “je vaux”...) -et elle le prouve par l’intensité de sa réaction (cf. de MAILLARD : “L’originalité de la fonction pénale : constituer une collection d’individus, aussi dissemblables qu’ils soient, en une communauté qui se rappelle en permanence les conditions de son identité”).

                                               * Un instrument d’évaluation des comportements : il ne faut pas craindre de “stigmatiser” l’acte (et l’acteur) car la première fonction de la peine, c’est bien le blâme (évaluation négative), pour mieux manifester ce en raison de quoi le blâme est possible et nécessaire :

-                                                          Une fonction “paradigmatique” : la peine donne à voir les fautes en tant que telles et, en contre-point, les conduites conformes aux normes ; elle doit dire le droit avec autant de force que possible (cf. BECCARIA : “Des moyens qui frappent immédiatement les sens et qui se fixent dans les esprits, pour balancer par des impressions vives la force des passions particulières, presque toujours opposées au bien général”) ; c’est l’objet même de la peine que le criminel et son acte soient désignés et appréciés comme tels (on peut à cet égard “récupérer”, par une “ruse de la raison”, la théorie de l’ “étiquetage” -pour qui c’est la criminalisation qui fait le criminel-, comme une preuve de cet efficace symbolique de la peine...).

                                                           - Une fonction “cathartique” : évacuer le “scandale” que peut constituer l’infraction pour la partie saine du corps social (notamment, en lui prouvant que “le crime ne paie pas”) ; l’impunité ou l’insuffisance de pénalisation, qui laisseraient subsister ce sentiment, sont -quoiqu’il en soit, ici et maintenant et même si l’infraction n’a pas heurté des membres du corps social, voire, a rencontré leur approbation-, des ferments d’altération du crédit et de l’autorité du système normatif et des institutions qui les portent -avec, à l’horizon, la décomposition de tout un ordre.

                                   11-2 Priorité : cette fonction symbolique n’est pas seulement une finalité première de la peine, elle est, aussi, suffisante, par rapport à toutes les autres fonctions qu’on peut assigner à celle-ci, dont elle est et doit rester indépendante et sur lesquelles elle doit toujours prévaloir :

                                               * Une fonction suffisante : l’efficacité symbolique ne se confond pas avec l’ efficacité “mécanique” et la peine n’a pas besoin d’être “utile” (pratiquement) pour être “efficace” (symboliquement) : car la peine est d’abord là pour donner du sens aux moyens destinés à assurer l’effectivité du système normatif ; d’où son indifférence aux considérations “utilitaires” :

-                                                          Une efficacité spéciale : l’efficacité de la peine ne doit pas se mesurer à l’aune de l’ “utilité”, entendue de manière réductrice et privilégiée par ceux qui ignorent ou dévaluent la dimension symbolique ; il faut se défier des pièges d’un certain “utilitarisme” pénal (individuel ou collectif), même bien intentionné, qui est, peut-être, la manière la plus subtile et perverse d’annihiler le sens de la peine (d’autant que rien n’est plus difficile, en pratique, à définir et apprécier que cette notion d’ “utilité”...) ; c’est ce qui fausse trop souvent, par exemple, le débat sur l’ “exemplarité” (comme à propos de la peine capitale), que l’on cherche à ramener à des effets “mécaniques” ; or, la fonction de la peine est de donner du sens à une manifestation de la société -et d’abord, précisément, le sens d’une manifestation de ce qui se donne à voir et à apprécier comme la société ; aussi, n’a-t-elle pas besoin d’aller chercher du sens ailleurs : elle est elle-même le sens !

-                                                          Une efficacité “globale”: dès lors qu’elle est à même de délivrer son message symbolique, la peine aura, de toutes façons, une forme d’utilité agissant sur l’ensemble, dans l’espace et dans le temps, soit, “virtuelle”, psychologique, diffuse et médiate ; par exemple, en contribuant à créer des “digues” intérieures et susciter des “freins” (adhésion/peur ; cf. CUSSON : “La peine est conçue comme une institution qui en tant que telle a une utilité générale [...] Pas la sanction infligée à tel contrevenant mais la coutume qui veut que les crimes soient en principe punis”; ou SOLJENITSYNE : “En ne punissant pas le vice, en ne désapprouvant pas les scélérats, nous ne nous contentons pas simplement de protéger leur mesquine vieillesse, nous sapons sous les pas des générations nouvelles toute base de justice”...).

                                               * Une fonction prévalente : on peut concevoir une peine réduite à sa seule dimension symbolique, sans autre efficace ; en revanche on ne conçoit pas une mesure à prétention pénale dont on aurait évacué ou suffisamment altéré la dimension symbolique : c’est que, en cas de conflit entre des logiques différentes dans les finalités et modalités d’une mesure pénale, il y a une primauté nécessaire de cette dimension :

-                                                          Des conflits possibles : les autres fonctions couramment assignées aux mesures pénales ne viennent pas fatalement en contradiction avec cette fonction symbolique, mais elles ne doivent pas risquer d’altérer cette dernière, à laquelle elles doivent en tout état de cause rester subordonnées ; mais, il peut y avoir un choix à faire, les modalités retenues pour la définition et la mise en mesure d’une mesure pénale pouvant être incompatibles avec l’expression d’un message symbolique d’évaluation de l’acte (par exemple, quand elles référent à la personne plutôt qu’à l’acte...).

-                                                          Une primauté certaine : une mesure à prétention pénale qui ne serait pas capable de délivrer un message symbolique suffisamment net et fort quant à la réprobation attachée à l’acte et quant à la valeur et à l’effectivité de l’ordre impliqué -quand bien même elle pourrait avoir des effets “mécaniques” jugés heureux, individuels ou collectifs-, n’en serait pas moins ruineuse pour les ressorts profonds de l’adhésion à la règle du jeu social ; elle saperait, à la racine, les chances de satisfaire l’objectif qu’elle croirait servir de lutter contre le crime : puisqu’elle ne voudrait et ne pourrait pas en exprimer les raisons et les justifications, en désignant l’acte et la réaction pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils valent -à proprement parler, une telle mesure n’aurait plus de sens ! C’est bien tout le problème du système “pénal” en vigueur, qui, de différentes façons et à tous les moments du processus, “brouille” le message symbolique de l’intervention répressive : d’où la nécessité et l’urgence de le reconstruire en privilégiant cette fonction symbolique, spécialement à travers les modalités de la peine.

                        12- Les modalités de la peine

                        Si la peine est là pour rendre présente et tangible l’existence du groupe et manifestes les choix dans lesquels celui-ci incarne son projet d’être, comment, symboliquement et pratiquement (le symbolique devant pouvoir se lire à travers le pratique), “égaliser” crime et châtiment, dans des conditions propres à garantir au maximum la qualité du “message” ? Cette égalité, qui est l’essence même de la peine, oblige le système de droit qui pose et cherche à résoudre cette équation à s’interroger, dans la détermination des peines, sur le rapport de chacune aux autres peines (elles constituent une gamme) et son rapport à l’acte (nécessité et possibilité d’une adéquation terme à terme) :

 

                                   12-1 Une gamme de sanctions : c’est un choix, technique et politique, qui soulève deux séries de questions, au regard de la préoccupation d’affirmer une hiérarchie de valeurs, celle de la technique de construction de l’échelle, et, celle de ses limites :

                                               * Celle de l’ échelle ; dont la construction suppose un étalon préalable et soulève le problème de la cohérence de l’ensemble :

-                                                          Un étalon : comment et avec quoi mesurer la valeur, quantifier du qualitatif ? C’est une difficulté en soi, que chaque époque et société tente de résoudre vaille que vaille -cf. FOUCAULT : passage d’ “un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus”. Mais une grande confusion règne, aujourd’hui, dans cette “économie” : entre la privation de liberté (elle-même susceptible de modalités variées qui en altèrent le sens presque du tout au tout...), celle de patrimoine et moyens matériels ou droits divers, outre des formes particulières, il y a moins que jamais d’étalon universel qui permette commodément et sans équivoque de référer chaque peine aux autres pour comparer et peser leur densité symbolique.

-                                                          Une cohésion : perception et compréhension de la gamme des sanctions en termes d’échelle de valeurs les hiérarchisant les unes par rapport aux autres de façon ordonnée et logique (selon, par exemple, une échelle de gravité des actes et d’intensité des peines correspondantes) : nos textes ne sont pas toujours très “lisibles” à cet égard et peuvent donner le sentiments de nombreuses discordances... (des “barreaux” de l’échelle qui manquent, qui se chevauchent, qui partent dans tous les sens etc... : bien malin qui, malgré la remise en ordre, plus formelle que réelle -et, de toute manière, très partielle-, intervenue avec le nouveau code pénal, pourrait prétendre avoir vraiment compris l’échelle des valeurs que notre droit pénal est censé exprimer !).

                                               * Celle des limites, inférieure et supérieure, car ce sont elles qui vont circonscrire la gamme des sanctions :

-                                                          La peine maximale -de préférence à “capitale”, (car la problématique ne doit pas référer uniquement à la mort -à laquelle on associe l’expression-, même si, historiquement, c’est par rapport à cette limite que la question s’est posée) : c’est la question symbolique majeure, car c’est à partir de cette peine limite que se déploie et s’étalonne l’échelle ; or, il existe une “béance” inévitable -ruineuse pour la valeur symbolique de la sanction, car touchant les faits les plus graves et visibles-, et qui s’est aggravée depuis l’abolition, au sommet de l’échelle : dans l’ “escalade” de gravité des actes, à un moment, il n’y aura plus de pénalité supplémentaire possible, car il n’y a pas vraiment de “plafond” à cette gravité, subjective ou objective, alors que l’intensité de la réponse, elle, est soumise à des limites, éthiques et physiques, qui constituent son “plafond” nécessaire ; à un certain stade, l’équation pénale devient impossible à résoudre et une “renonciation” symbolique est nécessaire, mais dans quelle mesure ?... C’est un choix de valeur essentiel, qui renvoie à la conscience individuelle et à ses manifestations collectives... En tout cas, il faut être conscient qu’il y a une “incommensurabilité” entre la mort et ses prétendus “substituts” (pas d’ “équivalents” concevables : ils ne peuvent être de même nature, ni avoir la même signification !). La proposition parfois formulée d’une perpétuité “réelle” (qui ne le serait jamais à rigoureusement parler, en droit positif, compte tenu du droit de grâce) se heurte à des réticences qui sont purement idéologiques (pour ne rien dire du corporatisme pénitentiaire...), mais qui ne doivent pas intimider ! (A cet égard, l’évolution récente, avec, notamment, le texte démagogique et inadéquat de M.MEHAIGNERIE, n’a fait qu’aggraver la très grande confusion au sommet de l’échelle).

-                                                          La peine minimale : aussi bien comme le bas de l’échelle (et c’est alors le “quantum” élémentaire de pénalisation) que comme le plancher de chaque peine (lorsque ce dernier est, comme dans notre droit, avec une sérieuse aggravation depuis le nouveau code pénal, “plastique” et peut, même, se confondre avec le premier...) ; pour être moins “spectaculaire” que le précédent, ce choix est extrêmement significatif, car il montre, globalement et au cas par cas, quel peut être l’ “effondrement” de la peine... Peut-on considérer que le minimum minimorum, à l’heure actuelle, a encore une vraie force symbolique ?! Certes, il faut bien que le pénal commence quelque part et modestement, mais, pour avoir son plein sens, son “quantum” ne devrait pas pouvoir donner le sentiment du dérisoire...

                                   12-2 Une adéquation à l’acte : ce qui requiert le choix préalable et de principe de référer -au moins prioritairement-, la peine à l’acte et non à autre chose ; puis, celui d’une mise en correspondance univoque de l’un à l’autre :

                                               * le choix de l’acte : c’est un choix central (au point que Mme NEGRIER-DORMONT a proposé d’appeler “criminologie de l’acte”, les conceptions modernes en rupture avec le paradigme traditionnel de la “défense sociale”) ; il implique un couplage étroit entre sanction et infraction :

-                                                          L’acte dans son principe : cf. HEGEL : “En le punissant on honore le criminel comme un être raisonnable. On ne lui accorde pas cet honneur si on ne tire pas de son acte même le concept et la mesure de sa peine”. Par définition, une philosophie pénale qui entend privilégier la dimension symbolique de la sanction doit partir de la considération de l’acte commis, de manière sinon exclusive, en tout cas, prioritaire par rapport à toute autre ; et, en particulier, puisque c’est ce que réclament les conceptions qui ont “envahi” notre droit, celle de la personne elle-même : si l’on fait prévaloir (dans un but, par exemple, d’ “orthopédie” sociale), les caractères de la personnalité pour régler sur eux la nature et la mesure de la réaction pénale, on évacue de celle-ci l’essentiel de la force du symbole, puisqu’il n’y a pas de rapport nécessaire -et le plus souvent aucun en fait-, avec la gravité de l’acte ! De ce point de vue, une réforme de procédure comme la “césure” du procès pénal, à l’instar d’autres pays, pour ne pas altérer le jugement sur l’acte par celui sur la personne, serait à mettre en chantier.

-                                                          L’acte dans sa nature : c’est l’attitude spontanée des droits primitifs, dont le Talion est le type, avec une grande “lisibilité” symbolique -que les droits modernes ont très largement perdue. Si la force symbolique de la sanction n’est pas forcément liée à son identité de nature avec l’acte, les équivalents universels (comme la prison ou l’amende) ne sont pas toujours perçus comme assez signifiants. (“Peines à tout faire”, elles deviennent “peines à ne rien dire”...Cf. le mot du Président GISCARD D’ESTAING : “La peine, c’est la privation de liberté et rien d’autre” : derrière l’allure de bon sens, c’est, finalement une sorte d’ “énormité” !...) ; ne faudrait-il pas rechercher une plus grande correspondance, logique et/ou pratique, mieux adaptée aux mentalités et conditions de l’époque, entre crime et châtiment ?

                                               * Le choix de la certitude des peines : c’est une des grandes priorités et principales urgences pour notre droit -dont l’indétermination des peines est l’une des plus grandes tares ; il faut en finir avec les peines “fondantes”, prônées par ce que J.C. SOYER a appelé le “lyssenkisme judiciaire”, qui ruinent toute la valeur symbolique de la peine et sont une cause majeure du discrédit de notre système -tout en bafouant les principes fondamentaux de notre état républicain (la légalité et l’égalité, ramenées à peu de choses dans le “chaos” actuel) ; dans l’espace, c’est la certitude du prononcé, dans le temps, c’est la certitude de l’application :

-                                                          Certitude du prononcé : c’est mettre fin au divorce entre peines “virtuelles”, encourues, prévues dans les textes, et, peines “actuelles”, effectivement prononcées -qui fait apparaître, lorsque la marge est par trop importante, les premières comme autant de “sabres de bois” et ruine le crédit de tout le système. Certes, un minimum de “plasticité” est nécessaire, mais, sans revenir aux peines fixes, on peut concevoir des peines aux contours mieux dessinés (peines planchers -notamment en cas de récidive, à l’instar de ce que d’autres pays ont su faire-, “fourchettes” réduites, revalorisation du sursis -simplement en appliquant la révocation quand les conditions en sont réunies-, etc.) ; il vaut mieux à cet égard des peines plus basses mais effectivement infligées, plutôt que cette discordance actuelle, ces peines “vaporeuses”.. D’autant qu’elles le sont encore plus par l’effet des conditions de leur application -et cela forme un tout.

-                                                          Certitude de l’application : c’est mettre fin au divorce entre peines prononcées et peines effectivement exécutées, non seulement dans leur principe (une proportion non négligeable de peines ne sont pas mises à exécution, ou, le sont de manière fictive) mais dans leur quantum et nature (puisqu’une évolution contemporaine déréglée a réussi à introduire une marge d’indétermination, considérable dans les textes et très significative dans les faits, au sein du processus d’exécution ; il faut ainsi savoir remettre en cause les dévoiements de l’amnistie et des grâces générales, ou, des mesures dites d’ “individualisation” : réductions de peine, libérations anticipées etc. (d’autant qu’elles sont profondément “perverses” -conduisant parfois à une élévation du quantum initial) ; même si, là encore, une marge de “plasticité” est nécessaire, tant dans l’intérêt de l’ordre dans les prisons que pour encourager un processus de réinsertion, elle doit être limitée à une mesure raisonnable, n’altérant pas trop la valeur symbolique de la sanction -quitte, là encore, à baisser le seuil initial de la peine ; trop de sophismes, en tout cas, s’attachent au discours sur l’ “individualisation” de la peine, devenus insupportables alors qu’ils ont fait la preuve de leur échec.

                        C’est, en tout cas, grâce à un tel “recentrage” de la peine sur sa vraie mission, qu’il sera possible de mieux cerner les frontières avec d’autres types de réponse à la criminalité -dans le plus intérêt de leurs efficacités respectives au service de la défense légitime et nécessaire du groupe.

                        2- Un geste de légitime défense

                        La légitimité ou l’efficacité des diverses formes de réaction ou de défense sociales (qu’elles soient “répressives” ou “adaptatives”) peuvent toujours faire l’objet de débats, mais, l’important, pour notre propos, est qu’il y ait toujours indépendance logique (et, autant que possible, pratique) de la peine elle-même ; c’est une espèce de “révolution” qui est à faire pour préserver leur spécificité respective : la société a le droit de se protéger contre ceux qui sont une menace pour elle, mais c’est autre chose que d’évaluer leurs actes (la peine n’a pas à se régler sur la dangerosité -qui, elle-même, n’est pas liée à la gravité de l’acte commis...) ; la peine n’est pas plus un “traitement” sécuritaire qu’un traitement “socio-éducatif”(au demeurant, l’efficacité de ce dernier s’accommode souvent mal des contraintes de la peine elle-même : ils seront d’autant plus crédibles -et, d’abord, chez ceux qui les subiront-, s’il n’y a pas confusion des rôles...), même si, évidemment, elle va, par définition, dans le sens de la sécurité. Il s’agit donc de mieux la situer par rapport aux formes de “traitement” qui se donnent pour but la défense du groupe, qu’il s’agisse de la protection de la société (21) ou de la réformation de l’individu (22).

 

                        21- Protection de la société

                        Elle requiert d’identifier et de maîtriser des risques (ceux que font peser sur la vie sociale les dispositions à commettre des infractions qui existent chez certaines personnes, ou, à en provoquer et favoriser l’occasion, pour certaines situations) ; le crime commis peut, à cet égard, constituer un signal d’alarme privilégié, légitimant des mesures sécuritaires et/ou la mise en oeuvre d’un traitement (mais ce n’est pas le seul concevable) ; or, ces risques sont, en eux-mêmes, indépendants de toute logique d’évaluation d’un acte -comme étrangers à toute logique “contractuelle” du type : “payer sa dette”... Il s’agit donc de clarifier les vocations respectives de mesures qui peuvent, certes, se trouver articulées les unes aux autres, mais sans dépendance nécessaire -qu’elles aient pour finalité, à l’égard des malfaiteurs, actuels ou virtuels, de neutraliser leur puissance de nuire, ou, à l’égard des personnes et des biens pouvant être leur cible, de garantir les intérêts privés des membres du corps social :

 

                                   21-1 La neutralisation : il s’agit de supprimer, ou, réduire, une puissance de nuire, attestée, le cas échéant, par la commission d’une infraction (et qui peut être bien supérieure, ou, inférieure, à ce que celle-ci révélerait en elle-même), ou, qui résulterait d’autres éléments ; ce qui pose, pour les deux catégories de mesures, la question des objectifs et moyens, et, de leur rapport éventuel avec le prononcé ou l’exécution d’une peine :

                                               * Elimination : elle appelle une interrogation sur son principe même et son régime :

-                                                          Le principe : il est rejeté par la doctrine dominante , peu compatibles avec les formules de nos textes et refusé en pratique par le système pénitentiaire actuel tel qu’il fonctionne, avec l’érosion des peines -même “perpétuelles”... On ne peut pourtant se satisfaire d’une “perpétuité” supposée -mais, dont, en fait on prévoit et organise la “volatilité”-ce qui, comme on l’a vu, ruine le crédit de l’échelle des peines à son sommet depuis la disparition de cette peine d’élimination définitive et certaine qu’était la mort. C’est, aussi, une constatation d’expérience qu’il y a des gens qui présentent un potentiel de dangerosité tel que la prohibition, à leur égard, de toute érosion, est une exigence de sécurité publique, de même qu’il y en a qui peuvent être tenus pour inamendables et non curables (sauf à adopter des solutions du type “Orange mécanique”...), comme certains exemples l’ont montré (en démentant, de ce fait, les “criailleries” sur la prétendue impossibilité matérielle de garder des “fauves” !).

                                                           - Le régime : eu égard à la gravité de telles mesures, on ne concevrait pas qu’elle pussent intervenir en dehors de la commission d’une infraction et autrement qu’à titre de peine, par définition vouée à sanctionner des faits d’une gravité maximale -puisque représentant une forme d’extrême dans la privation des avantages de la vie en société. D’un point de vue pratique, il faudrait, pour faire appliquer ces peines dans les meilleures conditions, se donner, pleinement, les moyens de la sécurité (ils existent), mais aussi aménager des conditions de vie ad hoc -sans craindre de faire preuve d’audace et d’imagination (notamment dans l’appropriation par le condamné d’un espace-temps permettant un minimum d’investissement dans la durée et de véritables projets d’existence : il ne faut pas, à cet égard, se laisser terroriser par une démagogie facile...).

                                               * Contrôle : il englobe les autres formes de restriction à la libre conduite de l’ existence, selon des degrés divers (neutralisation temporaire en milieu fermé - par cette contrainte de confinement, dans le temps et l’espace, que constitue la prison-, ou, surveillance, plus ou moins intense, en milieu ouvert ; il serait à développer considérablement s’agissant du milieu ouvert ; la société a en effet le droit et le devoir d’exercer une certaine tutelle -quand l’enfermement , par sa gravité, serait excessif-, sur ceux qui ont révélé, par la commission d’une infraction, leur capacité à l’ agresser, voire, de manière plus exceptionnelle et restrictive, qui menacent de le faire avec un degré suffisant de probabilité :

-                                                          Après commission d’une infraction : cette commission devrait, beaucoup plus largement que maintenant (spécialement à l’égard de catégories présentant des risques particuliers de récidive ou d’escalade criminelle : domaine sexuel, toxicomanie, délinquance organisée etc.), pouvoir en être le fait générateur, mais sans préjudice de l’application d’une peine et sans aucun lien nécessaire avec elle (sinon, par exemple, le cas échéant, par simple commodité pratique, en profitant de la concomitance de mise en oeuvre des mesures, ou encore, au “second degré”, comme sanction de l’exécution de certaines sanctions) ; ce pourrait être des mesures antérieures à l’application de la peine, à titre provisoire, et, surtout, postérieures (il faudrait, par exemple, une espèce de mesure de “tutelle pénale”, comportant, spécialement pour les récidivistes, diverses formes de suivi, en faisant preuve, la technique moderne aidant, d’imagination) ; en tout état de cause, ce type de contrôle social n’aurait pas besoin de l’accord du condamné (contrairement à ce qui existe parfois à l’heure actuelle).

-                                                          En dehors de la commission d’une infraction : les exigences nécessaires de la protection des libertés rendent plus délicate et, forcément, exceptionnelle, la mise en oeuvre de mesures de contrôle social, s’agissant d’un état dangereux qui ne serait que simplement présumé (la croyance, confirmée par l’expérience, en la liberté de l’homme, doit conduire, a priori, à exclure toute forme de déterminisme, le passage à l’acte n’étant jamais fatal) ; néanmoins, et sous condition de garanties analogues à celles d’une procédure judiciaire, il ne faudrait peut-être pas exclure l’application de mesures de tutelle analogues (l’enfermement, par sa gravité, étant réservé au cas précédent et ne pouvant être prononcé qu’à titre de peine), spécialement à l’égard de mineurs (pour qui il est plus facile de fonder le pouvoir d’intervention de l’autorité publique en cas de carence des institutions chargées de la socialisation) et pour une durée suffisante : il est des jeunes dont on a les meilleures raisons de penser qu’ils vont sombrer dans la délinquance, faut-il s’interdire de les suivre et de tenter de les en empêcher, même si on a pas eu la “chance” de pouvoir leur imputer une infraction déterminée ?!

                                   21-2 La garantie des personnes et des biens (vers le passé et vers l’avenir) : la protection publique est, en dernière instance, orientée vers la préservation du droit, pour chacun, de vivre sa vie à l’intérieur de la marge de liberté que l’organisation sociale lui permet ; mais, la prise en compte de cette dimension privée de la réaction au crime doit savoir se distinguer de sa dimension publique -qui est la marque propre du pénal ; et ce, qu’il s’agisse de réparer les torts commis, ou, de les prévenir :

                                               * Réparation : compenser le tort particulier infligé à la victime est aussi une exigence de valeur, comme un accessoire de la condamnation (peine “privée”, dimension “privée” de la peine) ; mais il faut en éviter la “confiscation”, de fait voire de droit, par la victime, et la confusion des rôles ; ce qui oblige à une distinction plus nette entre civil et pénal :

-                                                          Eviter la confusion des rôles : il faut mettre un terme à une certaine “dérive victimaire” contemporaine, avec ses abus et ses effets pervers -même si cela va à contre-courant d’une pente démagogique facile (ceci explique cela : un Etat faible et inhibé face à la montée de la criminalité a voulu donner des “os à ronger” aux électeurs-victimes, pour faire oublier sa carence...) ; la défense et la représentation des intérêts civils ne doivent pas être mélangées avec celles des intérêts de la société toute entière : or, on assiste trop souvent à un dévoiement de l’action pénale et à un renversement des priorités en la matière ; cela suppose de réfléchir, entre autres, à la “balkanisation” de l’action publique au profit de groupes de pression privés, à la place et au moment de la victime dans le procès pénal, à une plus large “mutualisation” du risque, en cas d’impossibilité de réparation par l’auteur (une créance de la victime contre l’Etat -qui a failli, en laissant commettre l’infraction, à sa responsabilité-, et, de l’Etat contre l’auteur) etc...

-                                                          Mieux distinguer le civil et le pénal, d’une manière générale : notre droit a favorisé cette “dérive victimaire”, en ne sachant pas tracer plus nettement la ligne de démarcation entre les deux -spécialement lorsqu’il s’agit d’infractions par imprudence ; si l’on tient (et on a dit pourquoi il fallait y tenir) à la spécificité du pénal, il ne doit plus y avoir d’intersection entre les deux ensembles : la faute pénale doit se distinguer de la faute civile, par son caractère de gravité, sa puissance de nuire anti-sociale etc. Il ne s’agit pas, à cet égard, d’emboîter le train à une partie de la classe dirigeante qui cherche à fuir ses responsabilités, mais, de restituer le pénal dans son originalité, pour en éviter la dilution (trop de pénal tue le pénal : la force signifiante de la peine s’émousse à se disperser et à se galvauder).

                                               * Prévention (en l’espèce, non pénale -puisque la certitude des peines est la première des préventions...) : il s’agit, pour la puissance publique (mais, aussi bien, voire, au premier chef -et, le cas échéant, sous son égide-, pour les acteurs de la société civile eux-mêmes) de créer au maximum des conditions favorables pour réduire autant que possible le risque criminel ; encore faut-il que ce ne soit pas au détriment de la légitimité et efficacité du pénal lui-même :

-                                                          Ne pas mélanger les légitimités : l’erreur majeure -même si ses promoteurs feignent parfois de s’en défendre-, est d’ avoir fait de la prévention (ou de ce qu’une espèce de “pensée magique” voulait mettre là-dessous...) une “machine de guerre” contre la riposte pénale et une façon de lui substituer des mesures non-pénales, voire anti-pénales ou a-pénales... Alors qu’il faut la voir comme une dimension des politiques publiques et privées (plus qu’une politique autonome, artificielle, démobilisante et source de gaspillages, ce qui est une dérive contemporaine de moins en moins maîtrisée, comme on le voit, par exemple, avec la “politique de la Ville” ; car c’est toute l’organisation sociale, d’une certaine façon, qui est faite pour prévenir la violation des normes qui la traduisent ! La concevoir distinctement, c’est courir le risque d’en réduire le champ... ) en vue d’une réduction des risques, individuels ou collectifs ; c’est, tout au contraire, parallèlement et complémentairement à une politique authentiquement pénale, qu’une telle action peut seule trouver son plein sens : puisque c’est, justement, le rôle même du pénal que de le lui donner.

-                                                          Ne pas compromettre les efficacités : les politiques de prévention appellent divers choix de stratégie et de tactique et peuvent recourir à toutes sortes de moyens, matériels ou psychologiques, dont ce n’est pas le lieu de discuter. L’important est que ces choix ne puissent en aucun cas être perçus par les malfaiteurs en puissance comme pouvant aller à l’encontre du système pénal, être une échappatoire, un substitut, une légitimation implicite de la résistance à son égard, un ancrage dans la “culture de l’excuse” etc... (a fortiori, une occasion de scandale pour les gens honnêtes, comme le serait, par exemple, l’attribution d’avantages discriminatoires pouvant donner le sentiment qu’il est plus “payant” d’être délinquant, quand bien même une telle mesure serait, à l’égard du bénéficiaire, “efficace”...). C’est toute l’ambiguïté, en particulier, des mesures qui prétendent viser à la réformation de l’individu, de type “sanitaire et social”, d’autant que (et ce n’est pas le moindre problème pour ces politiques), trop souvent, ceux qui les mettent en oeuvre sont imprégnés d’une culture plus ou moins hostile au pénal et à ses acteurs.

                        22- Réformation de l’individu

                        GRAMMATICA, parmi beaucoup d’autres, en a fort bien exprimé la philosophie : “Pour assurer l’ordre voulu l’Etat n’a pas le droit de punir mais le devoir de rendre sociaux les individus [...] la mesure de défense sociale doit être adaptée à l’individu par rapport à sa personnalité et non pas être fonction de l’entité de l’infraction”. C’est devenu la “Vulgate” dominante (et même, parfois, l’ “alibi” disculpant du juge qui ne veut pas assumer sa responsabilité pénale... Ce qui est contestable, en l’espèce, c’est moins l’objectif en lui-même (ou le choix des moyens pour y parvenir, sous réserve de ce que l’on va en dire), que la confusion avec l’acte pénal : en elles-mêmes, certaines mesures peuvent avoir leur légitimité -et, le cas échéant, leur efficacité-, mais, d’une manière générale, l’intervention sur la personnalité de l’individu ne doit, ni devenir une fin en soi justifiant le recours à la contrainte, ni être substituée à la peine ou mélangée avec elle (c’est toute l’ambiguïté et la contradiction interne des systèmes pénaux contemporains, comme le nôtre, qui n’ont pas encore réalisé -malgré toutes les leçons de l’expérience et les progrès de la doctrine-, leur mue intellectuelle et pratique : comment prétendre “rendre sociaux” les individus, si on ne leur dit pas d’abord, et, avec suffisamment de force et de conviction, pourquoi il faut l’être ! Ce qui est la raison d’être du message pénal).

 

                                   22-1 Le refus de la contrainte : le prétendu “devoir” de “rendre sociaux” les individus n’implique pas le droit de le leur imposer de force (ce ne doit jamais être qu’une occasion à saisir, une chance à offrir, non une fin en soi) -ce qui serait, de toute façon, très largement voué à l’échec, à moins d’employer des moyens excessifs et illégitimes :

                                               * Une contrainte illégitime : l’équilibre à tenir entre individu et société doit conduire à respecter le droit du sujet à être et demeurer lui-même ; dès lors, on ne pourra, sans abus, faire de la réformation de l’individu, si nécessaire qu’elle puisse apparaître, autre chose qu’une sorte de “plus”, à proposer, non à imposer :

-                                                          Un abus à repousser : il faut admettre, si choquant que cela puisse paraître en première approche, que, dans un Etat de droit, fondé sur une certaine éthique républicaine, protectrice des droits de l’homme et du citoyen, on puisse avoir un droit à être et à rester criminel -et, à ne pas se conformer au modèle nécessaire que suppose le traitement socio-éducatif... C’est une exigence de la liberté individuelle, si l’on ne veut pas sombrer dans un totalitarisme rampant, même bien inspiré, “éclairé” et “modéré” (on sait maintenant à quelles horreurs a pu conduire un certain “hygiénisme” social jusque dans les pays réputés les plus démocratiques et “progressistes”, comme la Suède...). Mais, bien sûr, il faut aussi que les conséquences de ce choix soient assumées, de gré ou de force, et, que le système pénal ne soit pas complaisant !

 

                                                           - Un “plus” à proposer : il est de l’intérêt bien compris de la société -et c’est une forme de “prévention” parmi d’autres-, d’offrir au maximum à ses membres la possibilité d’une formation, ou transformation, de leur personnalité, les mettant à même de s’adapter aux règles du jeu de la vie en son sein ; il est de fait que, pour certains -et, dès le départ, lorsque, peut-être, se joue l’essentiel-, ces chances sont inexistantes ou insuffisantes. Pour autant, elles ne doivent jamais n’être que proposées, comme un plus, avec ce qu’il faut, le cas échéant, de capacité “attractive”, mais non imposées comme une contrainte, à la manière d’une peine : on peut offrir au malfaiteur (comme à celui qui ne l’est pas encore...) la chance de ne plus l’être (ou de ne pas le devenir) -si tant est que l’on se sente suffisamment assuré de la “science” du comportement humain, mais, hors pénal (sans exclure, bien sûr, de profiter, par exemple, du passage dans le système pénitentiaire).

                                               * Une contrainte irréaliste : l’échec des prétentions en ce sens paraît aujourd’hui avéré ; et il y a, sans doute, à cela des causes nécessaires :

-                                                          Un échec avéré : l’échec pratique de cette forme de défense sociale peut, aujourd’hui, n’en déplaise aux idéologues, être considéré comme établi scientifiquement (cf. notamment “Le cimetière des utopies” de X. RAUFER) ; le fait est que l’explosion de la délinquance, à l’époque contemporaine, alors que ses conceptions étaient en honneur (et, comme outre-Atlantique, bien avant nous et avec plus de moyens) ne plaide pas en sa faveur... On ne connaît pas la recette-miracle, et, on est obligé de se demander si, dans le meilleur des cas, ce type de traitement est autre chose qu’un placebo, à l’ “effet zéro”... Il faut certes, être pragmatique en la matière et refuser tout systématisme -et ne pas contester des réussites individuelles réelles (mais, requérant, à l’occasion, un investissement relationnel peu compatible avec le fonctionnement d’institutions collectives) mais le bilan donne trop souvent l’impression de pratiques s’apparentant à celles des “faiseurs de pluie”...

-                                                          Un échec assuré : et pas seulement pour des raisons contingentes : il faut admettre qu’il y a une irréductibilité de l’homme et un défaut structurel, chez lui, de plasticité... (cf. CUSSON : “On présente le criminel comme ange et bête... A l’image des autres hommes, plus adaptable que transformable”) -et c’est heureux, somme doute, pour la dignité de l’être, que sa personnalité ne soit pas qu’une cire molle que l’on pourrait ad nutum façonner de l’extérieur ! De fait, la socialisation est un processus au long cours -qui commence peut-être même avant la naissance, avec les dispositions héréditaires-, dont les manifestations de l’échec, si elles ne sont pas forcément irrémédiables ni définitives, ne peuvent, le cas échéant, n’évoluer -et parfois bien lentement et difficilement -, que sous l’effet d’une maturation intérieure, que l’on peut susciter ou aider, mais assez peu diriger de l’extérieur (le plus efficace, en général, c’est tout bonnement la résistance du milieu ambiant quand elle sait être ferme et apprendre aux “pots de terre” qu’il n’est pas profitable de se briser sur les “pots de fer”... or, c’est bien l’objet du pénal).

                                   22-2 L’indépendance de la peine : le traitement, dans l’intérêt des deux, doit avoir son autonomie et rester indépendant de la mesure de la peine, tant a priori qu’a posteriori, pour des raison éthiques autant que pratiques :

                                               * Raisons éthiques : on est en présence de logiques distinctes, régies par des principes parfois incompatibles :

-                                                          Logiques : le traitement relève d’une autre logique que celle de la peine ; elles peuvent, certes, en pratique, se trouver articulées l’une à l’autre, mais aucune n’a à se régler sur la seconde (la nature et la gravité de l’acte ne sont pas en rapport nécessaire avec les caractères de la personnalité et la nature ou l’intensité des mesures que ces caractères appellent) ; si cette articulation n’est pas possible sans altération de l’une ou de l’autre, il importe, en tout cas, que celle de la peine puisse toujours primer. Tout le vice des conceptions et pratiques actuelles, c’est qu’on flotte entre deux eaux, surtout dans le système pénitentiaire : au nom de l’ “individualisation”, on ajuste, partiellement, l’effectivité de la peine à une prise en compte de la personnalité et de son évolution (constatée ou anticipée), cumulant ainsi les incohérences et contradictions, et, finalement, perdant sur les deux tableaux !

-                                                          Juridiques : la logique du traitement est en contradiction radicale avec certains des piliers de notre ordre juridique, expression de valeurs essentielles de la tradition républicaine ; comme la légalité (à partir d’un certain degré d’ individualisation, il ne reste pas grand chose du caractère prévisible, général et impersonnel de la loi -plus exigeant que partout ailleurs quand il s’agit de la loi pénale, au nom de la protection des libertés) ou l’égalité (en relation directe avec le principe précédent, et que, là aussi, à partir d’un certain point, l’individualisation bafoue). C’est d’autant plus choquant que cette individualisation du traitement fait appel à des disciplines qui peinent à se constituer comme sciences : l’appréciation des ressorts profonds du comportement humain par les professionnels ad hoc (psychologues, sociologues etc...) ne peut prétendre à la même rigueur ni au même degré de certitude possible que l’appréciation matérielle des faits par des enquêteurs et juges...

                                               * Raisons pratiques : l’interférence des deux types de mesures est grosse d’effets pervers, qui ne peuvent que nuire à l’efficacité symbolique de la peine (comme à celle du traitement) ; il importe donc que l’action sur la personne reste, pour la peine, essentiellement “gratuite” :

-                                                          Une “perversité” possible : le traitement, s’il peut, le cas échéant, admettre les “stimulants” ou les incitations, dans un but de motivation, ne doit pas pouvoir le faire au détriment de la peine et devenir un moyen d’en tourner l’effectivité ; cela pose, notamment, le problème de la sincérité de l’adhésion au programme (risque de tricherie, ou, au moins, de voir privilégier l’artifice formel -cf. PEYREFITTE : “ne pas faire des prisons des écoles d’art dramatique”... ce qui est trop souvent le cas avec l’attribution des mesures d’individualisation, quelque que soit la conscience des décideurs) ; le comble de la “perversité” est peut-être atteint lorsque, a priori, la détermination de la peine fera l’objet d’une “surenchère” dans son prononcé pour intégrer par avance l’érosion possible... ce qui n’est pas rare, par exemple, aux assises).

-                                                          Une “gratuité” nécessaire : il faut dans la plus large mesure découpler fixation et application de la peine, d’un côté, et, mise en oeuvre de mesures de traitement de type socio-éducatif de l’autre, sans qu’elles puissent s’influencer. Ce n’est pas respecter la dignité des personnes que de les considérer un peu comme des “ânes” que l’on fait marcher avec des “carottes” : l’affirmation de la valeur des normes et disciplines sociales n’est pas à vendre et ne s’achète pas ! S’il faut tout faire pour inciter celui qui a failli à se réconcilier avec la société, il faut, pour cela, commencer par le traiter comme quelqu’un de responsable -c’est à dire qui commence par répondre de ses actes.

           

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            C’est donc, à bien des égards, toute une perspective qu’il faut renverser, car, sur la plupart des points, nous sommes en rupture avec le discours officiel encore dominant -même si, le cas échéant, il a poli ses angles idéologiques (ce qui, à bien y réfléchir, est peut-être encore pire, pour le débat d’idées comme pour l’action).

            Il s’agit, en somme, de retrouver les intuitions à l’origine du fait pénal, celles qui viennent du tréfonds de l’histoire et du sentiment populaire et qui font prévaloir le parti de l’ordre contre le désordre, celui du droit contre le crime, de la conservation du groupe sur le désir individuel débridé etc. Et, en définitive, une certaine idée de l’homme comme un être de raison capable d’éthique, et, de la vie sociale comme respect de chacun par les autres : la philosophie pénale doit pouvoir parier sur ce qu’il y a de meilleur en l’homme ; c’est à cette condition qu’elle aura le droit d’être exigeante, voire intransigeante -tandis qu’il ne lui sera pas défendu d’être efficace...