Préférence pénale, préférence morale

par

Dominique-Henri MATAGRIN

(Texte publié dans la revue « Ethique et responsabilité », sous l’égide de l’Institut de Criminologie de PARIS II)

La peine se meurt, la peine est morte” : il n’auront pas manqué en ce dernier siècle, les Bossuet de chaire, de tribune ou de prétoire, comme autant de prophètes aux accents nietzschéens descendus de leurs montagnes, pour proclamer cette bonne nouvelle !

            En fait de “peine”, nombre de théoriciens et praticiens n’auront effectivement pas ménagé la leur pour tenter d’évacuer du discours criminel comme de l’acte pénal, une certaine idée de la sanction, venue du fond des âges et née de la spontanéité des sentiments collectifs ; en sorte que, dévalorisée et dévitalisée, celle-ci fera souvent figure, dans le débat public, d’archaïsme un peu honteux dont il est “politiquement correct”, et, en tout cas, médiatiquement flatteur, de se distancer dans la posture.

            Cette réticence, tournant en franche hostilité, a pu aller jusqu’à trouver son accomplissement dans l’abolition des idées mêmes de “crime” et de “châtiment” chez les plus exigeants et cohérents de leurs adversaires ; avec l’annihilation des catégories de l’entendement répressif, dans une véritable “révolution copernicienne”, sapant, à la racine, la condition même de la possibilité de penser et justifier la peine -bannie au bénéfice d’autres types de réponses au phénomène criminel jugées plus adéquates et moins “nocives”.

            Mais, il en est d’autres qui, sans afficher la même volonté de “déconstruction” ou désintégration de l’objet pénal, ne sont sans doute pas loin de parvenir in fine au même résultat, en le rongeant de l’intérieur, comme par l’effet d’un virus dans un programme.

            On ne pensera pas seulement à ceux qui ont, avec la chose répressive, une relation quelque peu “névrotique” et qui, partagés entre utopie et réalisme, attraction et répulsion, cherchent les moyens d’une transaction, rhétorique et/ou pratique, entre toutes leurs contradictions, pour tenter de faire coexister les tendances opposées qui les habitent : de la peine, oui, mais à peine, de la peine qui ne fasse tout de même pas trop de peine etc.

            Mais aussi, à ces soutiens à la peine qui ont quelque chose de celui de la corde au pendu, ou, l’efficacité du pavé de l’ours, et qui, en tentant de lui donner des fondations plus “rassurantes” et “présentables” au regard de l’air du temps, ne réalisent pas toujours qu’ils risquent plutôt de la fragiliser, en altérant son sens profond.

            C’est, en particulier, toute l’ambiguïté d’un certain discours sur l’ “efficacité” de la répression pénale, telle, entre autres, que l’on peut l’appréhender par le moyen de l’outil statistique : comme on le voit, par exemple, avec l’exaltation du “modèle new-yorkais”, interprété (non sans raison, au demeurant), comme témoignant de la capacité d’une politique criminelle “désinhibée” à infléchir positivement les courbes de la criminalité.

            Un point commun, en effet, à toutes ces attitudes : pour essayer de rendre une certaine légitimité à la réaction sociale, la faire mieux comprendre et accepter, on va lui assigner des finalités de caractère “utilitaire”, d’ordre collectif et/ou individuel ; soit, la justifier par les résultats pratiques que l’on peut en attendre, l’instrumentaliser et, en définitive, la juger par rapport à des logiques qui lui sont extérieures.

            Ce n’est pas là, au demeurant, une démarche qui fait exception : de fait, toutes les manifestations du pouvoir et de l’ordre social ont été ainsi, l’une après l’autre, plus ou moins sommées de justifier leur existence et de les soumettre à une certaine vision de l’utilité collective, dans un calcul de type avantages/coûts, en un temps où l’on ne se satisfait plus des arguments de l’autorité et de la tradition...

            Mais, peut–on, même sous prétexte de “sauver” la peine, la noyer dans les “eaux glacées” de l’utilitarisme (réduction du risque criminel, réparation des préjudices, réformation des individus, résolution des “situations-problèmes” etc.) -soit, en faire dépendre la valeur de considérations qui peuvent sans doute n’être pas elles-mêmes dépourvues de valeur, mais, qui ne relèvent pas de l’ordre des valeurs et qui ne trouvent leur assise que dans la satisfaction contingente d’une certaine forme d’ingénierie sociale ?

            Ou, en d’autres termes, la “préférence pénale” -préférence pour cette forme de réaction à la transgression des normes qui trouve son sens dans l’infliction à son auteur d’un tort symétrique équivalent (symboliquement et/ou pratiquement)-, est-elle l’exigence absolue d’une “raison pure”, comme un impératif catégorique (punir parce que c’est un devoir, parce qu’“il le faut”), une préférence essentiellement éthique, ou, une manifestation parmi d’autres d’une étroite “raison pratique” (punir parce que “ça marche”), une préférence simplement technique?

            On se proposera ici de montrer que la peine est d’autant plus “utile” qu’elle ne cherche pas à être “efficace” ; car l’“efficacité” de la peine est moins dans ses effets que dans son fait, moins dans ses résultats que dans son être-là : si la peine n’a pas besoin d’être “efficace” pour être vraiment “utile” (I), c’est qu’elle n’a même pas besoin d’être utile pour être nécessaire (II).

           

I- LA PEINE N’A PAS BESOIN D’ETRE EFFICACE POUR ETRE UTILE

                        L’utilité de la peine, c’est son existence : elle n’est pas efficace par ce qu’elle fait, mais par ce qu’elle est ; elle est utile même si elle est “inefficace” et elle serait efficace même si elle n’était pas “utile” : parce qu’elle est toujours porteuse d’un message, et, qu’elle est ce message, en puissance et en acte.

                       

                        La peine, en effet, est là pour dire ce que vaut, au regard d’une norme sociale, le fait de sa transgression, et, donc, en même temps -au moins “en négatif”-, ce que vaut la société qui a posé cette norme et réprouvé ce fait : c’est une affirmation de valeur, un acte éthique et de l’éthique en acte. Son “efficacité”, comme capacité à produire un effet -et, en l’occurrence, l’effet attendu et recherché-, est d’ordre symbolique, et non point pratique (1) ; aussi ses effets pratiques, si positifs qu’ils puissent apparaître au regard des normes d’appréciation que l’on peut se donner, n’en doivent pas moins, en tout état de cause, rester subordonnés à cette priorité logique (2).

                        1-Un acte symbolique

                                    Cette signification d’affirmation de valeur n’est pas, à proprement parler, une “fonction”, ni même une “finalité” de la sanction pénale -ou alors, il faut les dire “premières”, au sens le plus fort du terme : car c’est sa définition, son essence même.

                                    Car (sauf pour les “abolitionnistes” radicaux, qui prônent l’ “épuration” intégrale du discours répressif), c’est bien cette dimension axiologique (juger une situation, soit, la qualifier de manière péjorative, en la situant sur une échelle de valeur, à travers la conséquence normée qu’on lui attache) qui est spécifique du pénal et va permettre, par exemple, de distinguer la sanction, dans la vie des groupes humains, d’autres types de réactions, mécaniques ou intentionnelles, à des faits ou actes.

                                    La peine est d’abord un acte de foi de la société en elle-même : le premier message, parmi tous les signaux que la société peut envoyer à ses membres et à elle-même, c’est celui qu’elle existe ; et, qu’elle existe comme corps organisé, avec un ordre, s’incarnant dans un ensemble d’exigences normatives, dont la transgression exige, pour effacer -à tout le moins, compenser-, les messages et signaux négatifs reçus du crime et du criminel, une réaffirmation de cette exigence et de cet ordre.

                                    Même si le groupe, en tant que dynamisme et puissance de contrainte peut se manifester de diverses manières, implicites ou explicites, matérielles ou psychologiques, actuelles ou virtuelles, la sanction de ses normes est, dans son déploiement, le moment critique et l’épreuve de vérité ; c’est, concentré en un point -quand bien même serait-il infime et dérisoire (et, alors, d’autant plus décisif)-, le lieu et le noeud des tensions qui l’écartèlent entre l’être et le néant, l’instant permanent où la pyramide d’ordre qu’il prétend édifier bascule et vacille sur sa pointe...

                                    La sanction, dans l’(impossible...) équation pénale, est ainsi une tentative d’annihilation (symbolique) de l’acte, pour restituer au groupe la forme qu’à travers le droit il a entendu se donner, et, dire sa prévalence ; c’est l’intuition du Talion, des Grecs, des droits archaïques (hors même toute dimension de “faute”...) dans une logique de compensation objective : la société proclame le prix qu’elle peut avoir à ses propres yeux et celui qu’elle attache au respect de son ordre et de ses valeurs ; c’est une façon de dire : “je vis”, “je veux”, “je vaux” -et elle le prouve par l’intensité de sa réaction; dans le sens le plus fort du terme, c’est le moyen pour elle -et, sans doute, le plus dense symboliquement, le plus porteur de sens-, de faire acte de présence.

                                    En tant qu’instrument d’évaluation des comportements -et, à rebours de la pente de l’époque au “déni de jugement” et à l’excuse, par scepticisme, relativisme ou indifférence- , elle a donc pour objet et pour effet de “stigmatiser” l’acte (et l’acteur) : les blâmer pour mieux manifester ce en raison de quoi le blâme est possible et nécessaire. C’est là sa fonction “paradigmatique” : la peine donne à voir les torts en tant que tels et, en contre-point, les conduites conformes aux modèles -le droit-, avec autant de force que possible ; c’est l’objet même de la peine que le criminel et son acte soient désignés et appréciés comme tels (on peut à cet égard “récupérer”, par une “ruse de la raison”, la théorie de l’ “étiquetage”, pour qui c’est la criminalisation qui fait le criminel, comme une démonstration pratique de cet efficace symbolique de la peine...).

                                    En cela, elle a plus que l’utilité “cathartique” par laquelle on la justifie couramment (évacuer le “scandale” que peut constituer l’infraction pour la partie saine du corps social, notamment, en lui prouvant que “le crime ne paie pas”), même si l’impunité ou l’insuffisance de pénalisation, qui laisseraient subsister ce sentiment, sont -quoiqu’il en soit, ici et maintenant et même si l’infraction n’a pas heurté des membres du corps social, voire, a rencontré leur approbation-, des ferments d’altération du crédit et de l’autorité du système normatif et des institutions qui les portent -avec, à l’horizon, leur décomposition.

                                    Dès lors, en effet, que la fonction de la peine est de donner du sens à une manifestation de la société -et d’abord, précisément, le sens d’une manifestation de ce qui se donne à voir et à apprécier comme la société-, sa première -et, le cas échéant, seule et dernière-, “utilité”, c’est de donner aux moyens de lutter contre le crime et assurer l’effectivité du système normatif leur raison de le faire.

                                    C’est là l’efficace propre et intrinsèque de la peine, en dehors même de toute autre utilité : délivrer ce message d’évaluation, hic et nunc, de manière actuelle (dans la décision répressive) et pas seulement virtuelle (dans l’acte initial de criminalisation) ; un message qui se suffit à lui-même, et, qui, à l’occasion, risque même d’être altéré et brouillé si l’on prétend lui en superposer d’autres, contradictoires ou superfétatoires.

                        2- Une primauté logique

                                    L’efficacité symbolique de la peine ne saurait se confondre avec une forme d’efficacité “mécanique” -qui régit d’autres ordres de réalité-, à laquelle on tend trop souvent à la réduire (même si l’une et l’autre ne sont pas nécessairement en contradiction -et, tout au contraire, peuvent se conforter et renforcer mutuellement, s’il leur arrive parfois, aussi, de se nier ou altérer réciproquement) ; c’est ce qui fausse trop souvent, par exemple, le débat sur l’ “exemplarité” (comme à propos de la peine capitale), que l’on cherche à ramener à de tels effets “mécaniques” (la caricature en est l’exploitation des anecdotes sur les condamnés ayant assisté à des exécutions, ou, des séries statistiques sur la criminalité que l’on tente de corréler avec la fréquence de celles-ci...).

                                    C’est ainsi qu’elle agit de manière plus ou moins virtuelle, psychologique, diffuse et médiate, en s’exerçant sur un ensemble, dans l’espace et dans le temps ; par exemple, en contribuant à créer des “digues” intérieures et susciter des “freins” (mécanismes d’adhésion/peur, par exemple) ; et c’est, bien évidemment, souhaitable.

                                    Mais, ce n’est pas pour autant à l’aune de tels résultats pratiques qu’on devra juger de l’utilité de la peine : tant mieux si elle a ainsi cette vertu de prévention générale, mais, ce n’est pas sa raison d’être ni le critère de sa valeur.

                                    On peut en effet concevoir une peine réduite à sa seule dimension symbolique, sans autre efficace ; en revanche on ne conçoit pas une mesure à prétention pénale dont on aurait évacué -ou trop altéré- cette dimension symbolique.

                                    A cet égard, les autres fonctions couramment assignées aux mesures pénales ne viennent pas fatalement en contradiction avec cette fonction symbolique, mais elles ne doivent pas risquer de porter atteinte à cette dernière, qui devra toujours être en mesure de prévaloir, s’il y a un choix à faire -les modalités retenues pour la définition et la mise en oeuvre de la mesure pouvant être incompatibles avec l’expression d’un message symbolique d’évaluation (par exemple, quand elles référent à la personne, dans sa singularité, plutôt qu’à l’acte, dans son objectivité...).

                                    Une mesure à prétention pénale qui ne serait pas capable de délivrer un message symbolique suffisamment net et fort quant à la réprobation attachée à l’acte et quant à la valeur et à l’effectivité de l’ordre impliqué -quand bien même elle pourrait avoir des effets “mécaniques” jugés heureux, individuels ou collectifs-, n’en serait pas moins ruineuse pour les ressorts profonds de l’adhésion à la règle du jeu social ; elle saperait, à la racine, les chances de satisfaire l’objectif qu’elle croirait servir de lutter contre le crime : puisqu’elle ne voudrait et ne pourrait pas en exprimer les raisons et les justifications, en désignant l’acte et la réaction pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils valent -à proprement parler, une telle mesure n’aurait plus de sens.

                                    C’est bien tout le problème du système “pénal” en vigueur, qui, de différentes façons et à tous les moments du processus, brouille le message symbolique de l’intervention répressive : d’où la nécessité et l’urgence de le reconstruire en privilégiant cette fonction symbolique, spécialement à travers les modalités de la peine.

                                    De fait, toute l’évolution contemporaine, en allant dans le sens de l’indétermination de la sanction (à tous les stades : peine encourue, prononcée et exécutée) n’a cessé d’éroder et dénaturer cette dimension d’évaluation de l’acte : une société en proie au doute sur sa valeur et sur son ordre, n’a plus été capable de signifier ce qu’elle voulait et ce qu’elle valait, de manière suffisamment claire et effective, à travers la réprobation sanctionnée des illégalismes.

                                    Avant tout débat sur la légitimité ou l’efficacité respectives des diverses formes de réaction ou de défense sociales (qu’elles soient “répressives” ou “adaptatives”), il s’agit de savoir si elles sont à même, sur le “marché” des valeurs, d’exprimer le “cours” du crime et de son châtiment ; et, si ce n’est pas le cas, il devra y avoir indépendance logique (et, autant que possible, pratique) entre les mesures en question et la peine elle-même.

                                    C’est là, à beaucoup d’égards, une espèce de “révolution” qui est à faire, dans les esprits et dans les pratiques -y compris à l’égard des mesures “sécuritaires” les mieux inspirées ; car la sanction, par exemple, n’a pas à se régler sur une appréciation de dangerosité -puisque celle-ci, en soi, n’est pas liée à la gravité de l’acte commis : la peine (notamment sous sa forme carcérale) n’est pas plus un “traitement” sécuritaire qu’un traitement “socio-éducatif” (au demeurant, l’efficacité de ces derniers s’accommode souvent mal des contraintes de la peine elle-même : ils seront d’autant plus crédibles -et, d’abord, chez ceux qui les subiront-, s’il n’y a pas confusion des rôles...).                                 

                                    C’est en prenant ainsi une plus claire conscience de ce que peut être l’utilité de la peine que l’on en mesurera mieux l’indépendance au fond à l’égard de toute idée d’utilité.

           

II- LA PEINE N’A PAS BESOIN D’ETRE UTILE POUR ETRE NÉCESSAIRE

                        Il faut voir la peine comme un impératif catégorique à la manière kantienne : la peine est moins un droit pour le groupe, organisé en société par la reconnaissance du fait de l’altérité comme valeur, qu’un devoir : quand bien même, en termes “utilitaires”, le “rendement” de la machine pénale serait-il médiocre, nul ou négatif, ou, inférieur à celui d’autres modes de réponse ; la décision pénale ne vaut pas pour son adéquation aux besoins de la lutte contre le crime (sa prévention, son éradication etc. -même s’il est, évidemment, préférable, qu’elle joue au maximum dans leur sens !), mais elle vaut par elle-même, parce qu’elle découle d’une nécessité consubstantielle à la vie en société, et, qui relève du “règne des fins” et non de celui des moyens, de l’éthique et non de la technique (1), impliquant une certaine idée de l’être humain -c’est à dire, de sa valeur (2).

                        1- Un enjeu éthique

                                    C’est d’abord de valeurs qu’il est question ici (le trouble est collectif, même si le préjudice est individuel ou “nul” ; il est moral, ou plus exactement, “symbolique”, même si le préjudice n’est “que” matériel). Parce que l’atteinte à la “conscience profonde” du corps social (qu’on se gardera bien d’hypostasier -c’est une subjectivité sans sujet...) met en cause la confiance dans l’existence et dans la valeur du lien social lui-même.

                                    La société est un objet “complexe”, fait de tension(s) entre groupe et individu ; or, le propre du crime est d’altérer les équilibres (si instables soient-ils), matériels et/ou psychologiques, et, en tout cas, symboliques, qui lui permettent d’exister.

                                    C’est d’abord une altération “physique” : l’impact du fait criminel peut être plus ou moins important sous l’angle de ses conséquences pratiques (corporelles, matérielles, économiques etc...), ce qui, pour la victime comme pour le groupe tout entier, pose le -foncièrement moral- problème de sa réparation ; et, avant même, de son évaluation, objectivement (selon la nature et la portée, dans l’espace ou dans le temps, de ces conséquences -étant observé que, du fait de la complexité des mécanismes sociaux, l’impact effectif, même sur ce terrain, peut être difficile à appréhender et peut porter loin et longtemps ses effets les plus diffus), et, subjectivement (c’est là le plus relatif et instable, avec le risque d’une discordance entre la gravité intrinsèque d’un fait, eu égard à ses effets concrets, et, la perception que le corps social peut en avoir -par exemple, en privilégiant les affections de la sensibilité, pour ne pas dire de la “sensiblerie”, au détriment, parfois, des vrais intérêts du groupe...).

                                    Mais, c’est surtout une altération “symbolique” : elle est présente, peu ou prou, dans tout fait criminel, et, en profondeur, c’est la plus grave et menaçante pour le groupe, même si ses membres n’en ont pas toujours conscience et même s’il n’y a pas de rapport avec l’appréciation des conséquences physiques de l’infraction ; en particulier, du fait du risque d’ “exemplarité” (le crime comme objet de scandale et/ou de provocation à l’imitation...). Peu importe à cet égard que la réprobation soit, statistiquement, plus ou moins partagée (pas de logique “référendaire” ou “sondagière” en l’espèce !) - et, elle peut même être, en surface, imperceptible ou nulle. Mais l’atteinte au droit -et, avec elle, à ce qu’il signifie pour le groupe-, est toujours un révélateur de la défaillance ou de l’impuissance de l’ordre à s’accomplir, avec, à l’horizon, le risque de la “réaction en chaîne” (il n’y a pas de “petite infraction” -et, à la limite, la “petite” peut être parfois plus dangereuse que la “grande”...).

                                    En profondeur, c’est un besoin d’équité que traduit cette altération symbolique : le besoin de justice -qu’il ne faut surtout pas réduire au désir de “vengeance”, comme on le fait pour essayer de dévaloriser la volonté de punir... Même si la vengeance peut, au demeurant, être légitime en elle-même, il faut aller à la racine de ce sentiment, qui est celui du scandale de l’injustice : l’auteur de l’infraction ne doit pas pouvoir “profiter” d’un manquement à la discipline qu’acceptent de supporter les autres, au prix, le cas échéant, de la frustration -c’est, par excellence, la “rupture de contrat” social.

                                    C’est, en effet, une vraie question de confiance que le crime pose au groupe : au-delà de son impact propre, c’est le lien social lui-même (le “contrat” symbolique) qui en est, forcément, affecté ; car il repose sur un minimum de confiance de l’individu dans le groupe, que le crime remet en cause ; et, d’abord, en trompant une attente de réciprocité : la vie sociale repose sur l’échange (il y faut la croyance en un minimum de commutativité des intérêts -même dans l’inégalité-, dont le crime est la négation même...) ; le criminel, tricheur “exemplaire”, refuse la règle du jeu élémentaire de la coexistence, qui postule une possibilité a priori de symétrie entre ce que l’on peut donner à la société et ce que l’on peut en attendre en retour, même sans équivalence stricte : le crime, lui, est une interaction par trop asymétrique (et de manière le cas échéant absolue et non relative, comme avec le meurtre).

                                    Il y va de l’exigence de sécurité : qui est la “première des libertés”, parce que c’est la liberté d’exercer toutes les libertés ; non seulement parce que c’est la condition de la compatibilité des dynamismes individuels (et un besoin particulièrement fort à notre époque, qui a réduit bien des risques, rendant ceux qui subsistent, comme la délinquance, d’autant plus insupportables et mal tolérés...), mais, parce que c’est celle de la prévisibilité des comportements (la vie sociale repose sur le pari, l’anticipation des conduites des autres pour y ajuster la sienne : le criminel est l’irruption illégitime de l’imprévu, souvent imprévisible...).

                                    C’est à dire, qu’il y va, en conséquence, du respect de l’autre : rien n’est, en l’occurrence, plus moral, parce que rien n’est plus social -et il faut l’entendre ici, au-delà du phénomène contingent des regroupements d’individus, avec toute leur machinerie technique, juridique ou politique, comme structure anthropologique de l’humain.

                        2- Une dimension anthropologique

                                    Le crime est, peut-être, la question la plus “politique” qui soit, car celle où il est, pour le groupe -et, donc, d’abord, pour ceux qui ont la responsabilité de le conduire-, “question de son être à propos de son être” : c’est à dire, finalement, la plus “philosophique”.

                                    C’est en effet une “question de société”, majeure, existentielle et essentielle ; car c’est la société qui est en question ici : sa valeur (quel prix effectif, quel “cours”, par rapport à ceux de l’individu ?...) et ses valeurs (lesquelles, quel statut et quelle hiérarchie ?); question d’une particulière acuité de nos jours, alors que notre société est de plus en plus “fractale”, se fragmentant, jusque à la “schizophrénie”, en individus et en groupes qui se veulent (dans l’ordre des valeurs, au moins) auto-suffisants... C’est un choix authentique d’existence (soit, “arbitraire”, expression d’une pure volonté -même si la “nature des choses” peut y avoir sa part), et, le premier à faire, pour le groupe (même s’il l’a toujours déjà fait -soit, plus ou moins implicitement)

                                    C’est à dire qu’il suppose un choix premier de l’être humain : celui de la coexistence, celui de l’être-avec-l’autre : c’est l’exigence du respect de l’autre qui fonde la valeur du groupe social ; qui n’est ni une machine dont les individus ne seraient que les rouages (irréductibilité du sujet) ni un “super-individu” qui pourrait exister sans les sujets (fantasme d’idéologie totalitaire) ; au-delà de l’opposition atomisme/holisme qui privilégie un pôle sur l’autre, c’est un objet “complexe”, émergeant de la tension et interaction de dynamismes individuels, qui les fait coexister dans un ensemble en équilibre instable et en perpétuelle (re)construction -que le droit prétend soumettre à la volonté de l’homme en le mettant en forme et en formules, pour tenter de le stabiliser (plaquer de l’ “éléatique” sur de l’“héraclitéen”...).

                                    Contre l’individualisme forcené de l’époque (celui des individus ou des groupes, dans le refus croissant des disciplines sociales élémentaires -la “civilité” dans son sens le plus fort), le principe de responsabilité, qui est la reconnaissance de l’altérité comme fait (l’autre est là) et comme valeur (il a le droit d’être là) tisse chacun aux autres sur la trame d’une existence partagée et nécessairement solidaire, la société.

                                    Le refus de cette valeur “transcendantale” serait la négation de l’idée même de société (du solipsisme à l’anarchisme...) ; l’admettre oblige alors d’en tirer toutes les conséquences -et, donc, de passer du fait (chaque sujet est un autre pour les autres) à la norme (chaque sujet doit pouvoir être et rester cet autre). L’ordre transcende le sujet en en faisant plus qu’un sujet enfermé dans sa subjectivité : c’est cet objet particulier qui peut être reconnu par d’autres sujets en tant que leur alter ego, sujet lui-même.

                                    Reconnaître qu’il y a de l’être en l’autre et de l’autre dans l’être, c’est, dès lors, admettre que l’autre a droit à être (existence) et à être autre (essence), avec sa liberté et l’expression de sa liberté, sa “propriété” (soit, ce qui fait corps avec lui, au moral comme au physique, y compris dans le plus matériel) : ce qui fonde la responsabilité envers -voire même pour- autrui ; mais, aussi, de ce fait, la nécessité d’un ordre des libertés. Comme condition, prolongement et dépassement de la liberté individuelle : nécessité de la compatibilité -et d’un minimum d’équilibre-, des dynamismes particuliers, pour poser et surmonter, sans les dissoudre l’un dans l’autre ou ensemble dans un autre, l’antinomie individu-société.

                                    L’espace-temps des dynamismes singuliers se présente d’abord comme un “chaos”, mais avec une contrainte interne d’organisation, qui le fait passer de l’“ordre du désir” au désir de l’ordre. Et c’est ce qui fait la valeur du droit, principe “démiurgique” qui va transmuter le groupe de “chaos” en “cosmos”, dans une expression du vouloir-vivre ensemble : comme volonté (c’est un instrument de réalisation d’un ordre -et, donc, des valeurs qui le sous-tendent-, et de lutte contre l’entropie, individuelle et collective, à tout le moins, contre l’ “anomie”, menace permanente des sociétés -et plus que jamais actuelle dans la nôtre...), et, comme représentation (l’effectivité du droit est un signe de l’existence du groupe et une mesure de l’appartenance de l’individu -et le crime en sera donc, pour le passé et pour l’avenir, la “pierre de touche” : le droit, par le message de la peine, révèle le groupe, le rend présent et tangible, un peu comme l’“attracteur étrange” de son chaos...)

                                    Le droit, dans son projet de faire être le groupe, pourra, certes, agir par régulation spontanée (le cas échéant, avec le secours des techniciens de la surface sociale -comme les appareils bureaucratiques, publics ou privés, qui canalisent les énergies et les soumettent au flux de la “force des choses”...), mais, à défaut, forcée : son ultima ratio, le pénal, précisément ! Par lequel le droit met en scène le droit, sur la scène de la réaction au crime, par la norme de la transgression des normes.

            Voilà pourquoi la préférence pour le pénal ne doit pas relever du seul calcul rationnel et ne peut en dépendre -quand bien même ce dernier viendrait la conforter : c’est un choix existentiel.

            Choix crucial entre tous, dans une époque de repli parfois presque “autistique” des individus et des groupes sur eux-mêmes, qui exalte la singularité et en fait sa valeur de référence, son étalon de légitimité, et, où l’exercice du moindre pouvoir sur les autres a besoin d’alibis pour se faire tolérer ou pardonner...

            Car, le pouvoir de sanctionner est, sans doute, de nos jours, celui qui peine le plus à se plier à cette exigence -et la crise endémique qu’il connaît n’a pas d’autre explication, en profondeur.

            La fonction pénale, en effet, est, sans conteste, la plus “réactionnaire” qui soit, la plus antinomique avec cette espèce d’“existentialisme” vulgarisé qui est le fonds commun de l’esprit du temps, avec, dans son solipsisme forcené :

-                       Le refus, pour qui se voudrait sans racines ni attaches et “toujours recommencé”, de porter les chaînes de l’engagement et de la responsabilité -ces chaînes qui signent l’inscription de l’être dans le temps et dans l’espace, comme identité à lui-même et coïncidence avec son essence dans la contingence de la relation.

-                       Le rejet d’une instance d’évaluation supérieure et extérieure à la subjectivité singulière, qui se permette de poser des normes et mesurer la qualité d’un acte autrement qu’à l’aune des seules intentionnalités du sujet -et, en particulier, la seule loi de son désir souverain.

-                       La difficulté, en définitive, à admettre et vivre l’altérité dans l’espace-temps d’un groupe, dont le juge pénal manifeste à la fois l’existence et la valeur, en prétendant imposer au sujet -“animal pénal” autant que “social”-, la contrainte de se reconnaître lui-même comme un autre pour les autres dans le miroir de ses actes, et, de reconnaître l’autre comme soi-même dans le miroir des torts commis.

            Préférence morale, la préférence pénale est aussi, plus que jamais, une préférence vitale.