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La justice dans l'Etat : troisième pouvoir ou tiers-pouvoir

 On dit traditionnellement de la justice, depuis MONTESQUIEU, qu’elle est le “troisième pouvoir”. Mais, dans notre histoire institutionnelle, ce pouvoir tiers a plutôt, jusqu’ici, fait figure de “tiers exclu”, de “parent pauvre”, au sein du pouvoir -oserais-je dire de “tiers-état” du pouvoir ?... Faudrait-il, alors, comme l’Abbé SIEYES, dans sa fameuse brochure à la veille de la Révolution “Qu’est-ce que le tiers-état ?”, se demander, de ce “tiers état” judiciaire : “Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A y devenir quelque chose”.

                De fait, on a un peu le sentiment que c’est là la crainte, le fantasme -voire, le cauchemar pour certains-, qui habite aujourd’hui nombre de responsables politiques et de commentateurs : un spectre hante le monde du pouvoir -celui du gouvernement des juges”, ou du “complot des juges”, voire du “coup d’Etat des juges.

 

                Et de sonner le tocsin de la démocratie en danger devant ce qui serait la montée en puissance et en présence sur la scène publique d’un “pouvoir judiciaire” ; hier innocente et misérable petite grenouille, qui prétendrait maintenant jouer les boeufs dans la cour des grands -flanquée à l’occasion, de ses complices du “pouvoir médiatique”-, pour exploiter à fond les délices et poisons de la “démocratie d’opinion” (“stade suprême” -pour parler comme Lénine-, de la démocratie ? déjà stigmatisé par les Grecs comme ochlocratie ...). Bref, l’on grince, l’on rage et l’on hurle, du côté des palais nationaux, contre la concurrence déloyale de ces “petits juges” qui ne rêveraient que d’usurper le seul, le vrai, le grand, pouvoir légitime des élus, pour s’ériger, face à eux -voire, face au peuple ?!-, en pouvoir “tiers”.

 

                Alors, “info ou intox” ? Fantasme ou réalité ? Essayons, ensemble, d’aller un peu au-delà de l’événementiel et de l’émotionnel, et, ce sera à votre jury, finalement, d’en juger !

 

I-L’ETAT DES LIEUX

 

                > LE REVEIL DE LA “BELLE AU DROIT DORMANT”...

 

                               C’est un fait qu’ au cours des vingt ou trente dernières années, la justice, cette “belle au droit dormant”, a fini par se réveiller ; la Cendrillon du pouvoir d’Etat s’est invitée au bal de la Cour...

 

                               Il y a, à cette évolution, des raisons multiples, qu’on ne pourra ici que survoler.

 

                               * Certaines sont internes au corps judiciaire :

 

                                               - Un phénomène de génération : l’arrivée d’un sang neuf, et, en force, avec les classes nombreuses de l’après 68, filles de leur époque et de ses mutations, avec un certain désir de “secouer le cocotier” (il y en avait besoin...).

 

                                               - L’apparition d’une contestation, avec, en 1968, la création du Syndicat de la magistrature (30 % environ aujourd’hui dans le paysage syndical), qui a marqué l’image publique du corps (les “juges rouges”...).

 

                                               - L’affirmation d’une revendication : “colorés” ou pas, ces nouveaux magistrats ont abordé leurs fonctions avec, peut-être, moins de “complexes” ou d’ “inhibitions” que leurs prédécesseurs, et, ont entendu tout simplement (une révolution ?!) faire le travail pour lequel ils étaient payés : faire respecter la loi, rien que la loi mais toute la loi ! Y compris, au besoin, à l’égard de ceux qui font la loi... Avec, aussi, une conscience plus aiguë, peut-être, de la dimension publique et des enjeux, politiques et sociaux, de leur fonction.

 

                                               C’est pour cela que les magistrats réagissent souvent tellement mal aux reproches qu’on leur fait de piétiner les plates-bandes du pouvoir politique : on ne peut certes jurer qu’il ne s’en trouve pas, parmi eux, pour y puiser là quelque secrète satisfaction, compenser -si l’on veut absolument faire de la “psychanalyse à deux balles”-, quelque intime frustration, voire venger leur corps d’un passé peu flatteur de soumission etc. etc. ; mais c’est là l’exception : pour la plupart, ils auront simplement le sentiment de faire leur devoir, et, de répondre à ce que l’on attend d’eux.

 

                                               Il faut réaliser que l’idée d’égalité devant la loi, cet universalisme civique et moral en vertu duquel chacun est reconnu comme égal aux autres en dignité, quelles que soient d’un autre côté les différences de conditions économiques, sociales, culturelles etc., ce n’est pas seulement le fondement d’un idéal moral, c’est, pour un magistrat, l’assise même de sa légitimité.

 

                               * Or, cette affirmation de soi du corps judiciaire s’est rencontrée avec des évolutions au sein du corps social, avec lesquelles elle pouvait se sentir en phase, auxquelles elle faisait écho -et sans lesquelles elle eût sans doute été vouée à l’échec :

 

                                               - Une “désacralisation” du politique : l’affadissement du débat public, l’emprise croissante de la rationalité technique, le repli sur soi des individus et des groupes, l’individualisme, le scepticisme à l’égard des croyances et engagements, etc., tout s’est conjugué pour dévaloriser ce qui touche au collectif, et d’abord, ce qui l’incarne, le politique, dont les acteurs ne sont plus aussi “tabous”...

 

                                               - Une dégradation dans la moralité ambiante : sans idéaliser le passé, force est de constater que plus nombreux semblent être ceux qui, au temps de “l’argent facile”, l’argent fou, l’argent roi -profitant souvent des facilités ouvertes par exemple, par cette balkanisation du pouvoir qu’on appelle “décentralisation”-, ont cédé sans retenue ni discrétion suffisantes aux tentations.

 

                                               - Une “juridicisation” de la vie sociale : une demande de droit accrue, et, par conséquent, un appel au juge plus fréquent -voire, une tendance à le mettre un peu “à toutes les sauces” (le “juge-alibi”, comme caution facile et “omnibus”, ou, le juge “voiture-balai” -pour ne pas dire “poubelle”-, de tous les dysfonctionnements sociaux : quand quelque chose ne va pas, faites 36-15 Justice, S.O.S.-procès, www.ausecoursmonjuge...) ; reflet d’une complexification de la vie collective, certes, et de l’inflation législative qui l’accompagne -et l’aggrave au besoin ! mais, aussi, manifestation d’une plus grande difficulté à coexister au sein de l’espace-temps social...

 

                               Or, il faut reconnaître que cette position nouvelle peut avoir quelque chose de grisant pour le corps judiciaire. Et toute une littérature vient, complaisamment, exalter cette évolution, comme une sorte de nouvelle frontière”, d’Eldorado, de Terre Promise, pour le nouveau pouvoir judiciaire...

 

                               Il faut, pourtant, y regarder de plus près, et, se souvenir que, dans les choses publiques, “la Roche Tarpéienne” n’est pas toujours très éloignée du “Capitole”...

 

                > DU CAPITOLE A LA ROCHE TARPEIENNE ?

               

                               De fait, nous sommes dans une société qui s’est mise, à un point rare, à pratiquer le culte -sinon même le fétichisme-, du droit -substitut de religion, religion de substitution : c’est devenu une banalité, une trivialité, que de parler de la “montée du droit, dans les esprits et dans les faits, à l’époque contemporaine -et de s’en féliciter à l’envi...

 

                               Mais, s’agit-il vraiment -ou seulement-, d’un progrès de l’idée du droit, et, de sa valeur ? D’un triomphe authentique de la préférence pour le droit, c’est à dire, pour une règle d’arbitrage des conflits et de coexistence des dynamismes, individuels et collectifs, comme une transcendance de toutes les identités et affirmations de soi, singulières et plurielles ?

 

                               * Rien n’est moins sûr -et il y a une formidable ambiguïté à cet égard : car, ce que nous constatons, en réalité, c’est une crise majeure de la socialité, dans une société “fractale”, une société balkanisée, une société de repli de plus en plus narcissique, voire autistique, des individus et des groupes sur eux-mêmes, sur leurs intérêts, sur leurs particularismes et sur leurs égoïsmes -avec le refus croissant de ce que signifie vraiment le droit : minimum de réciprocité et d’acceptation d’une discipline commune, qui témoigne de ce que tout le monde a une valeur pour les autres, et, de ce que le droit de tous ne se réduit pas à l’addition et à la compétition des droits de chacun.

 

                               Ce n’est pas le droit comme valeur qui “monte”, c’est bien plutôt une certaine idéologie du droit, qui n’en est que le faux-semblant, comme le cache-misère de son absence ; si le besoin de droit s’affirme autant, c’est bien plutôt parce que son manque se fait de plus en plus sentir ; ce n’est pas l’“Etat de droit” (ce “gargarisme” verbal, comme l’écrivait A. PEYREFITTE), qui se construit, avec la “jeune pousse” d’un “Etat de justice” qui émergerait des ruines du vieil Etat de police et finances, du vieil Etat bureaucratique à la française, non ! c’est bien plutôt leur dégradation et leur caricature qui nous guettent : l’ “Etat des droits subjectifs”, l’“Etat de tous les droits, de n’importe quel droit et du droit de n’importe qui”, “l’état de rejet du Droit”, avec son “stade suprême” : “l’état de chicane”...

 

                               De chicane”, parce que c’est le juge qui va se trouver en première ligne, qui doit supporter le choc -alors qu’il est, dans notre conception et organisation de l’Etat, l’un des plus mal placés pour le faire ; alors qu’il n’est pas, dans les mentalités ambiantes -au-delà des effets de surface et de moment de l’opinion, dont il ne faut pas être dupe-, celui qui a la plus forte légitimité pour le faire : car la justice, ici et maintenant, c’est peut-être la fonction la plus réactionnaire qui soit (“ringarde”) !

 

                               Réactionnaire, parce que le juge est l’ultima ratio du lien social avant le chaos de la force pure -alors que ce lien, justement, ne cesse de se distendre et relâcher ; réactionnaire, parce que la justice est un signe d’unité nationale et d’égalité entre citoyens -alors que chacun ne pense plus qu’à tirer la couverture à soi et récuse de plus en plus toutes ces valeurs, en acte si ce n’est en idée ; réactionnaire, enfin, parce que l’intervention judiciaire (pas “cool” du tout !) parle de choses comme l’autorité, la responsabilité, le respect de la parole donnée, etc. etc. qui sont à l’antithèse de l’“air du temps” -l’époque est celle d’un certain “existentialisme” : moins théorique, bien sûr, au sens de la philosophie sartrienne pure et dure, que pratique, comme une attitude spontanée un peu infantile, une économie du désir natif (“moi d’abord”... “parce que je le vaux bien”... et que “c’est mon choix”...), qui refuse les chaînes de l’engagement comme inscription de l’être dans l’espace et le temps, comme unité et continuité de la personne dans son identité à elle-même.

 

                               Le juge, c’est une sorte de berger du lien social : mais il arrive que les moutons aient les fièvres, voire la rage, et, qu’ils mordent...

 

                               * Ne nous y trompons donc pas : ce pouvoir des juges qu’il est souvent “politiquement correct” d’exalter aujourd’hui en paroles, c’est un pouvoir, aussi, que l’on ressent comme de plus en plus insupportable à mesure qu’il prétend s’affirmer : il y a une formidable ambivalence à son égard dans le corps social -et les “retours de manivelles” ne se sont pas fait attendre ! Comme on l’a vu de plus en plus nettement ces dernières années.

 

                               Bien sûr, le public a eu plutôt tendance, au début, à applaudir le “Guignol” judiciaire quand il rossait les autres... Mais, celui qui s’y trouvera exposé à son tour sera le premier à hurler à la mort !

 

                               A mesure que le clapotis judiciaire (la marée montante des “affaires” aidant...), est venue battre toutes les citadelles du pouvoir -politique, économique ou médiatique-, les unes après les autres, à mesure que les tabous tombaient un à un, et, que tous ceux qui se croyaient peu ou prou protégés se sont découverts exposés, et, vulnérables au juge, les réactions se sont faites aussi de plus en plus vives et agressives (L’actualité en charrie presque tous les jours de nouveaux exemples -il en est même de très récents et spectaculaires que chacun a encore en mémoire...).

 

                               D’où, un état d’esprit, chez beaucoup de responsables politiques, de “réglements de comptes” -qui se traduit, à l’occasion, par une législation procédant à l’égard de la justice d’une grande méfiance, voire d’une hostilité ouverte... La terre d’élection en est, par exemple, la procédure pénale, car c’est là que se cristallisent les conflits et les contradictions de logiques de pouvoir -comme on l’a vu avec la loi dite “présomption d’innocence”, du 15 juin 2000, qui, pour beaucoup de collègues, apparaît comme inspirée plutôt par une “présomption” de... culpabilité à l’égard de la magistrature pénale, et, d’abord, de sa figure emblématique, le juge d’instruction -qu’on tente d’entraver ou de déposséder de toutes sortes de façons !

 

                De fait, il y a là un enjeu politique majeur -mais pas comme l’entendent forcément les politiques.

 

II-LES ENJEUX

 

                > LA “QUESTION JUDICIAIRE” : L’UNE DES PLUS “POLITIQUES” QUI SOIT...

 

                               Le Général de Gaulle concluait le passage de ses “Mémoires d’espoir consacré à la réforme de la justice en 1958 (réforme qui doit beaucoup, au demeurant, à M. DEBRE -lui qui écrivait dans un de ses ouvrages “colériques” sous la IVème République : “quand on parle d’âne boiteux en France, personne n’hésite, la Justice est visée...”) par ces mots : “...le pouvoir judiciaire, dont dépendent à tant d’égards la condition de l’homme et les assises de l’Etat”. C’était situer l’enjeu à sa véritable altitude :

 

                               C’est que, chargée de faire respecter les règles de la vie commune, la justice c’est, par là même, un révélateur des malaises et dysfonctionnements du groupe ; or, ceux-ci vont croissant ; et, dès lors, c’est elle-même une institution en crise, qui s’interroge sur sa place et sa mission dans l’Etat, et, que les Français interpellent sur sa capacité, morale et matérielle, à satisfaire leurs attentes et leurs besoins.

 

                               * La “question judiciaire” -comme on disait, au siècle dernier, la “question d’Orient”-, est donc, peut-être, l’une des plus “politiques” qui soient : ce qui est en cause, c’est le “contrat social”, le pacte fondateur de la République -dont, en dernière instance, finalement, l’institution va se trouver dépositaire et garante ; juger est toujours plus ou moins “un acte politique” -même si, par définition, ça ne peut pas, ça ne doit pas, être un acte “politicien”, c’est à dire partisan ou militant ; il est “politique” parce qu’il est une manifestation par excellence de la souveraineté de l’Etat et du pouvoir du groupe sur l’individu, et, plus encore, parce que c’est peut-être, l’une des plus denses, des plus signifiantes, en termes de valeur.

 

                               Dans une société connaissant un haut niveau de consensus sur ses valeurs, cette dimension “politique” de l’acte de juger pourra rester implicite et masquée : on pourra avoir le sentiment (et, les magistrats les premiers), qu’il s’agit d’une tâche assez platement “technique”, une espèce de “médecine sociale”, pour soulager et guérir les maux de la vie juridique dans l’organisme collectif...

 

                               Mais, lorsqu’il n’y a plus le même niveau de consensus, dès lors que la société atteint cette “masse critique” où commencent à s’amorcer les réactions en chaîne de son implosion, que le tissu social se met à se “détricoter” etc. etc., alors cette dimension “politique” se révèle en pleine lumière -et, pire, elle contraint la justice (au besoin même à son corps défendant), à être regardée comme un enjeu de pouvoir -au sens “politicien”-, à être située sur la carte des idéologies, à être pesée et évaluée à l’aune de considérations partisanes ; quelles que puissent être alors son objectivité et son impartialité dans son travail, elle ne pourra jamais apparaître comme complètement neutre et extérieure.

 

                               Il faut ajouter que le juge -tant qu’il ne pourra pas être remplacé par des robots ou des ordinateurs-, dispose, par la force des choses, d’une marge d’initiative et d’appréciation ; or, cette marge, l’évolution du droit ne cesse de l’accroître ! Par le recours de plus en plus fréquent à des concepts plus ou moins flous ; par la dérive “sanitaire et sociale” de la justice, qui la conduit de plus en plus à être un instrument de l’“Etat-Providence” et une gestionnaire de marginalités, dont la mission est moins de dire le droit que d’administrer des situations individuelles. Ce qui ne permet plus, de toutes façons, de réduire le magistrat au simple rôle de “bouche de la loi”, comme le voulaient les révolutionnaires de 1789 ; juger se ramène de moins en moins à l’application mécanique d’un syllogisme juridique -au profit de la place laissée à l’opportunité, avec tout ce qu’elle appelle de présupposés, d’idéologie, de choix de valeurs etc.

 

                               * La justice est, par conséquent, parmi les institutions de l’Etat, l’une des plus exposées, l’une des plus fragiles, l’une des plus vulnérables quand la société est elle-même en crise : elle sera, plus que jamais, un signe de contradiction et un objet de contestation, au coeur du débat social et politique.

 

                               Or, c’est bien ce que nous connaissons à notre époque, et, ce n’est donc pas pour rien, que la justice fait un peu figure, depuis un certain temps, d’“homme malade de la République” ! (ou de “femme malade...”) -comme on disait aussi, au siècle dernier, avec cette même “question d’Orient”... ; parce qu’elle ne cesse d’être exposée aux polémiques, parce qu’elle n’arrête pas d’interférer, de diverses manières, avec la vie politique, parce qu’elle est la proie des velléités réformatrices de pratiquement tous les gouvernements -qui la plupart s’y cassent les dents !-, etc. etc. Et chacun, à la “foire aux idées”, au “concours Lépine” de la réforme judiciaire, de vanter sa poudre de perlimpinpin ou son orviétan de la dernière rosée...

 

                               Mais, il faut bien comprendre que ce “mal judiciaire”, ce “mal français” de la justice, ou, plutôt, dans la justice, c’est d’abord et avant tout -quels que soient les maux endogènes de l’institution (et, bien sûr, il y en a, mais c’est presque accessoire ici)-, le mal d’une époque et d’un Etat : ce n’est qu’un reflet, une manifestation d’une crise dans le milieu ambiant, autrement profonde et étendue... Le vrai problème de la justice, finalement, c’est nous tous -nous tous, la société française d’ici et maintenant, qui avons plus de mal à jouer le jeu de la vie collective ; et, la vraie solution, dès lors, à ce problème, elle n’est pas dans le “bricolage” sur l’appareil judiciaire, mais dans la mutation des mentalités, des moeurs et de la “culture” ambiante. Et c’est bien pourquoi tous les Diafoirus et autres docteurs Knock de la justice se “plantent” avec une telle constance et régularité dans leurs diagnostics et thérapeutiques !

 

                               Alors, allons droit au fait, c’est à dire, droit au droit.

 

                > A LA BOURSE DES VALEURS : LES DROITS DU POUVOIR CONTRE LE POUVOIR DU DROIT...

 

                               Il faut, en effet, parler du droit.

 

                               Pas seulement parce que c’est l’outil de travail du magistrat, et, que le meilleur ouvrier du monde ne fera pas de miracle avec un mauvais outil : et Dieu sait qu’il y aurait à dire, sur ce sujet (après, entre autres, l’excellent rapport du Conseil d’Etat, dit “Chandernagor”, sur l’inflation contemporaine et la dégradation concomitante de la qualité de la norme)...

 

                               Pas seulement parce que c’est là la raison d’être d’une institution judiciaire et sa légitimité fonctionnelle, le service qu’elle doit rendre au sein du corps social : dire le droit, réaffirmer la règle, quand les sujets de droit l’ont oubliée ou bafouée, ou, disputent de son application.

 

                               Mais aussi et d’abord parce que c’est sans doute là le noeud du problème : la place de la justice dans le monde du pouvoir dépend, à la racine, de l’idée que l’on se fait du droit et de sa valeur, puisque le magistrat n’est rien d’autre que le dépositaire du droit ; le pouvoir du juge, ce pouvoir “tiers”, n’est pas un pouvoir propre, c’est le pouvoir d’un tiers, le pouvoir de quelque chose d’autre, qui est la norme de droit ; un grand chancelier, d’AGUESSEAU, disait joliment que le juge était “l’image visible et reconnaissable de la loi” -ce qui est à prendre à la lettre : il n’est en effet que la manifestation tangible de l’autorité de la loi au sein du corps social -et, au passage, de l’autorité de la loi sur les détenteurs du vrai pouvoir, c’est à dire, le pouvoir politique, à l’instar de tout un chacun.

 

                               * Le grand problème de l’ “autorité judiciaire” (pour lui donner le nom que lui a réservé notre Constitution à très juste titre), ce n’est pas, comme le voudraient certains, de devenir un pouvoir comme les autres pouvoirs et contre eux, mais de jouir vraiment et pleinement de cette “autorité” qui doit, dans une société vraiment “policée”, être celle de la norme de droit : il ne s’agit pas de partager le pouvoir (c’est à dire, le pouvoir politique) avec les autres branches, exécutive et législative, du pouvoir d’Etat, -parce que le pouvoir du juge n’est pas de même nature et n’a pas la même finalité ; mais il s’agit, pour la justice, d’être reconnue, par les autres branches du pouvoir, et, plus encore, par l’ensemble du corps social, comme exerçant une mission nécessaire et légitime -qui ne revendique certes pas l’infaillibilité ou la perfection, mais, qui doit pouvoir être remplie autant que possible librement, sans interférence extérieure -soit, dans l’indépendance.

 

                               Or, les garanties juridiques de l’indépendance seront toujours moins une condition qu’un effet du crédit dont peut jouir, ici et maintenant, l’institution judiciaire : elles ne seront que “chiffon de papier” si elle ne sont pas soutenues par ce crédit, et, à cette fin, le “statut” du juge comptera toujours beaucoup moins que sa “stature” !

 

                               On a, dans notre pays, un bien trop grand “fétichisme” des textes : on se focalise beaucoup trop, la plupart du temps, sur les aspects statutaires ou institutionnels de l’indépendance de la justice, c’est à dire sur la façade, au détriment de ce qui se passe réellement derrière.

 

                               L’indépendance de la justice elle ne naîtra jamais d’une montagne de papier, si haute soit-elle : elle ne peut venir et tenir que par un sentiment suffisamment fort et ancré au sein du corps social de respect pour le droit -et donc pour celui qui porte la parole du droit, le magistrat.

 

                               L’indépendance de la justice, elle a ou elle n’a pas son socle dans la sociologie d’un peuple : le reste est (presque) secondaire ; on peut orner la façade autant que l’on veut, si les fondations sont fragiles, le palais n’en sera pas plus solide !

 

                               Et, c’est là une question de pur fait : les conditions d’une véritable autorité des décisions judiciaires existent, ici et maintenant, ou elles n’existent pas. Le fait est qu’en France, elles n’existent pas suffisamment, moins, sans doute, sans les idéaliser, que dans d’autres pays -et c’est à chacun de battre sa coulpe à cet égard. Car, nous avons besoin, en France, au tréfonds de notre ordre politique et de notre culture institutionnelle, de penser -ou repenser-, le rapport du pouvoir et du droit.

 

                               * C’est à dire, en somme, de revenir au geste inaugural de 1789.

 

                               Je ne pense pas là, bien sûr, à ce qui a été l’un des premiers actes de la Révolution : supprimer une justice dont les membres (les Parlements) en avaient pourtant été les promoteurs (justice immanente ?...). Mais, à quelque chose de plus fondamental qui s’est alors produit, et, épanoui ensuite tout au long de la construction de l’Etat moderne.

 

                               La Révolution, ce n’est pas seulement, en effet, la face la plus visible que l’on en connaît, le renversement d’un ordre politique et social antique, symbolisé par la mort du Roi. C’est aussi -révolution dans la Révolution-, une révolution juridique, qui a été aussi et d’abord une vraie révolution culturelle : le peuple souverain s’est révélé en effet plus souverain que l’ancien Souverain -puisqu’il s’est arrogé désormais plus ou moins sans limite le droit de faire le droit, le pouvoir de changer le droit : ce qui -pour aussi bizarre que cela puisse nous paraître à notre époque de “zapping” législatif permanent- n’allait pas autant de soi antérieurement (on ne comprend rien à Montesquieu, par exemple, si on ne se replace pas dans cet esprit du temps, si on ne lit pas l’“Esprit des lois” à la lumière d’un tout autre esprit des gens...).

 

                               Eh bien, cette révolution-là, on n’a pas encore été capable de pleinement la penser et la maîtriser ; il serait donc temps d’essayer de la passer au tribunal de la critique.

 

                               En France, en effet, “mère des arts, des armes et des lois”, on adore les lois (c’est même pour cela qu’on en fait beaucoup, et qu’on n’arrête pas de les changer...), mais on n’aime pas vraiment le droit ! Entendons : le droit comme valeur, au-delà de la simple technique qui porte ce nom -et à laquelle on n’a que trop tendance à le réduire...

 

                               Le droit comme valeur de la République est donc encore une idée neuve en France... Il y a là, on pourrait dire, un véritable blocage épistémologique, une inhibition culturelle et intellectuelle, un point aveugle dans notre inconscient collectif : et c’est peut-être, finalement, cela, en profondeur, le vrai “mal français et la cause de beaucoup de nos difficultés.

 

                               A commencer, par parenthèses, par l’instabilité constitutionnelle : nous n’avons jamais -pour faire dans la litote-, été particulièrement tenaillés par le sentiment du respect envers la norme que nous disons pourtant “suprême”, la Constitution (aujourd’hui révisée plus facilement, peut-être, qu’une circulaire administrative !…)... Alors, que dire des autres normes, qui n’ont même pas l’avantage, elles, d’avoir été cuisinées à la sauce “suprême” ?!

 

                               Et voilà pourquoi, chère République française, votre fille justice fut si longtemps muette -et un peu paralytique et manchote de surcroît ! Car la peur du juge -qui a été tellement caractéristique de notre tradition politique et qui s’est traduite par un abaissement tendanciel de la fonction judiciaire et la tenue en lisière(s) et en brassières de ses titulaires-, ce n’est rien d’autre que le corollaire, la simple conséquence, de cette prévalence séculaire de la valeur “pouvoir” sur la valeur “droit”.

 

                               Notre tradition institutionnelle n’a jamais bien accepté l’idée du pouvoir lié par le droit, et à tous les étages de la construction de l’Etat ; ce qui s’est traduit -entre autres aspects que l’on n’a pas le temps d’évoquer ici-, par la soumission organique et largement fonctionnelle du juge à l’exécutif : dans son recrutement, son avancement et son comportement ; avec, en particulier, cet outil redoutablement efficace qu’a pu représenter le parquet, soumis à l’autorité hiérarchique du garde des sceaux, via le fameux “cordon ombilical”, qui, durant des lustres, a fait figure, pour les magistrats auquel il était relié, de cordon de sonnette -et, pour le pouvoir politique ou ses protégés, parfois, de cordon sanitaire...

 

                               Cette soumission du judiciaire s’est, certes, atténuée au fil du temps, par rapport à ce qu’elle avait pu être au 19ème siècle (et, notamment, au début de la IIIème République, avec une épuration massive et sans autre exemple, des magistrats jugés trop peu zélés républicains, dont la mémoire longue du corps a conservé le souvenir presque dans ses gènes...) ; mais, l’inconscient collectif pèse toujours.

 

                Alors, si nous disons “halte au feu !”, comment retrouver les conditions de la sérénité et d’un équilibre harmonieux entre les pouvoirs -ô combien nécessaires, car “tout royaume divisé contre lui-même périra” ? Comment faire pour que le “troisième pouvoir” ne soit pas que la “cinquième roue” du char de l’Etat, sans, pour autant, trancher le fil de la légitimité qui lui interdit, en dernière instance, de s’ériger en pouvoir tiers contre la Nation ?

 

III-LES RÈGLES DU JEU

 

                > UNE LÉGITIMITÉ : UN CONTRAT DE CONFIANCE AVEC LA SOUVERAINETÉ NATIONALE

 

                               De fait, l’“autorité judiciaire” a besoin d’une légitimité renforcée.

 

                               * Parce qu’elle porte en effet le nom d’une vertu et s’identifie à certaines exigences éthiques -sans lesquelles elle perd son âme et son crédit-, la justice, à la différence d’autres pouvoirs, ne peut pas se contenter d’avoir du pouvoir et d’imposer ce pouvoir, elle doit aussi inspirer la conviction que ce pouvoir est nécessaire et justifié -c’est cela la légitimité, et, ce sera encore le plus sûr rempart du pouvoir qu’elle exerce.

 

                               C’est à dire, en fin de compte, qu’elle doit mériter, au pied de la lettre et au maximum, ce substantif d’ “autorité” qui lui a été donné -à très juste titre, à mon sens-, par notre Constitution (non seulement, pour moi, le terme, par rapport à celui de “pouvoir”, n’a rien de dévalorisant, mais bien au contraire -même si beaucoup de mes collègues se laissent abuser par la magie du mot “pouvoir”, qui répond à une vraie frustration, mais, entretient une équivoque, accréditant l’idée que la magistrature veut sortir de son rôle... ; au demeurant, on l’a vu, le Général de Gaulle parlait de “pouvoir”, sans lui donner le moins du monde le sens d’un pouvoir vraiment “tiers”, rival du politique !).

 

                               A cet égard, on propose souvent de séparer la justice le plus possible des autres branches du pouvoir d’Etat ; mais, il ne faut jamais oublier que l’indépendance de la justice n’est pas une fin en soi ; c’est un moyen au service d’une fin, qui est le respect du droit ; l’indépendance ne doit pas sombrer dans l’“autisme” (et, a fortiori, le pire, le corporatiste !). Ce serait le plus sûr moyen, non de renforcer l’autorité de la justice, mais, au contraire, de l’affaiblir, en mettant cruellement en lumière son déficit de légitimité.

 

                               Qu’est-ce qui peut, en effet, conférer à quelqu’un le pouvoir de juger les autres ? C’est la question première, dont toutes les autres découlent -et qui oblige, en démocratie, à concilier des exigences antagonistes : car, sans indépendance fonctionnelle, la justice n’aura plus de légitimité d’exercice ; mais, sans “cordon ombilical” avec les titulaires de la souveraineté, elle n’aura même plus de légitimité d’existence...

 

                               Car, dans un Etat fondé sur le droit, tout pouvoir est un mandat, non une propriété ; la justice ne saurait donc faire exception. Cela signifie en particulier que ceux qui exercent cette autorité ne doivent jamais oublier qu’ils ne détiennent pas un pouvoir qui leur appartiendrait en propre mais un simple mandat : “rendre la justice”, c’est d’abord la “rendre” à ses véritables et légitimes propriétaires. Mais, s’agissant de ce tiers au sein du pouvoir qu’est le magistrat, ce mandat a un caractère tout à fait particulier :

 

                                               - D’abord, il n’est pas, comme celui du fonctionnaire, qui est à disposition du pouvoir exécutif, un simple prolongement du pouvoir conféré à un autre : c’est un pouvoir à part entière, à l’instar de celui dévolu à l’exécutif et au législatif.

 

                                               - Mais, à la différence de l’exécutif et du législatif, ce pouvoir n’est pas le pouvoir politique en tant que tel : c’est à dire l’arbitrage des choix qui commandent la conduite de l’Etat et du groupe ; il ne faut pas se laisser abuser par la fausse symétrie que suggère la théorie classique de la séparation des pouvoirs (souvent très mal comprise au pays de Montesquieu !) : le pouvoir du juge est une forme du pouvoir d’Etat, mais c’est une autre forme que celle du pouvoir politique, distribué entre les deux autres branches -c’est le pouvoir normatif, le pouvoir d’exprimer la règle de droit.

 

                                               - Aussi, le concept le plus adéquat à la nature et à la finalité du pouvoir judiciaire, ce serait celui (cf. le philosophe chrétien Jacques MARITAIN, par exemple) de “vicariance” : un authentique pouvoir, mais, exercé en substitution d’un autre, le vrai titulaire : le juge, c’est le “vicaire” du pouvoir normatif (soit, pour l’essentiel, chez nous, le législateur) : il est là pour dire au lieu et place de la source du droit (qui n’a pu s’exprimer qu’en forme générale) ce que, dans chaque cas particulier, cette source a voulu, et qu’elle dirait si elle pouvait être là en personne.

 

                               * Alors, à défaut de l’élection -peu réaliste chez nous-, la légitimité, c’est d’abord, pour le magistrat, la soumission aux devoirs de son état -qui est, en l’espèce, aussi une responsabilité d’Etat. C’est une question de conscience : on ne doit jamais pouvoir deviner, derrière le magistrat, l’homme privé, le militant idéologique ou le partisan politique ; c’est aussi une question de compétence : culture juridique et générale, ouverture aux autres, sensibilité aux données humaines, sociales, économiques et techniques de son environnement, etc. : le magistrat doit être pénétré, en somme, de l’“esprit des lois”... Autant d’ exigences parfois perdues de vue -syndicalisation, médiatisation ou politisation aidant-, dont il faut s’attacher à mieux garantir le respect dans l’avenir.

 

                               La légitimité, elle est, avant tout, morale et technique : c’est la qualité personnelle de celui qui remplit la fonction, le crédit dont il bénéficie, à titre individuel et collectif ; et cela, contrairement à ce que l’on pense trop souvent chez nous, c’est moins affaire, je l’ai dit plus haut, de statut que de stature : l’exercice de la fonction doit pouvoir être perçu comme la consécration d’une personnalité et d’une carrière, la sanction d’une réussite humaine et sociale aussi indiscutable que possible ; il est évident que ce n’est pas un recrutement en sortie d’université, par la voie d’une école si prestigieuse soit-elle, ni des conditions de déroulement de carrière d’esprit très “bureaucratique”, voire “médiocratique” (et cela s’aggrave...), qui donnent les meilleurs atouts à cet égard... C’est une réflexion à engager sérieusement : elle conditionne beaucoup de progrès.

                                

                               C’est aussi poser la question de la responsabilité : qui est la contre-partie nécessaire de l’indépendance -qui ne doit pas pouvoir servir de protection trop facile aux manquements, individuels ou collectifs. Mais, actuellement, l’approche du problème est trop souvent polluée par un état d’esprit négatif et “revanchard” de la part des responsables politiques. Il suffit, d’ailleurs, de faire jouer à plein les mécanismes internes de contrôle et discipline qui existent déjà, sans aller imaginer des régimes extraordinaires ! Mais, c’est aussi un état d’esprit nouveau chez les acteurs de l’institution, en vue de donner son plein sens et son effectivité à la formule qui ouvre les jugements : “Au nom du peuple français”.

 

                               Il ne faut pas, pour autant, ignorer certains aspects institutionnels –en particulier parce qu’ils sont porteurs d’une symbolique en rapport avec cette question de la légitimité. C’est le cas, ainsi, du Conseil supérieur de la magistrature : depuis la “réforme BALLADUR”, on a introduit le loup syndical dans la bergerie, avec l’élection de représentants entre les mains d’appareils syndicaux (deux, en fait) : ce qui est la négation même d’une légitimité qui aurait sa source à l’extérieur du corps.

 

                               Cela veut dire aussi, entre autres, qu’il faut, à mon sens, garder une interface entre les pouvoirs publics et l’institution judiciaire et, donc, ne pas couper le “cordon ombilical” avec le parquet -quitte à trouver de nouveaux modes d’articulation, plus respectueux des “bonnes manières” entre les pouvoirs publics ; comme l’idée d’un chef des procureurs généraux nommé par le Gouvernement, à l’instar de l’Espagne, qui, tout en faisant passer le courant dans les deux sens, pourrait décharger le ministre de ce qu’il peut y avoir d’équivoque à l’intrusion d’une autorité politique dans le fonctionnement même de la justice, et, écarter une bonne fois le soupçon de manipulation.

 

                               En tout cas, je suis hostile à une idée récurrente, celle de la séparation statutaire du siège et du parquet : parce que je considère que c’est une supériorité majeure du système français que de confier à un magistrat -même particulier-, ce pouvoir formidablement grave qui est celui d’accuser.

 

                               Mais, la meilleure des légitimités, peut-être, pour la justice, c’est encore d’être efficace, c’est de remplir au mieux le mandat qu’on lui confie, satisfaire les attentes des citoyens.

 

                > UNE EFFICACITÉ : LE POUVOIR COMME SERVICE RENDU

 

                               Ce qui veut dire, d’abord, qu’il faut savoir quel est ce mandat : les missions de la justice sont aujourd’hui complètement brouillées, écartelées entre des logiques et finalités différentes, voire contradictoires ; il faudra bien se décider à trancher et hiérarchiser !

 

                               * Au premier rang de ces missions, il y a, évidemment, la fonction pénale. Or, là, c’est un constat de faillite à peu près complet : Cicéron s’étonnait de ce que deux augures ne pussent se regarder sans rire ; on peut se demander comment les acteurs du système peuvent garder toujours leur sérieux...

 

                               Car, enfin, dans cette justice qu’on dit “pénale”, aujourd’hui, la “peine” il faut presque aller la chercher à la loupe, avec :

 

                                               - Une “inflation galopante” : une délinquance multipliée par 7, globalement, en une génération... Bonjour le succès, bonjour les dégâts !

 

                                               - Un “trou noir”, un “Triangle des Bermudes” : un taux d’absence de poursuites de près de neuf infractions sur dix sur tous les faits constatés (qui ne sont eux-mêmes qu’une fraction des faits réellement commis), et, parmi les faits constatés qui seraient “poursuivables”, un taux de la moitié seulement de poursuites “effectives”.

 

                                               - Un “fossé” énorme entre les peines encourues et les peines réellement prononcées, résidu du résidu précédent (cf. des statistiques peu connues).

 

                                               - Un fossé non moins large entre les peines prononcées et les peines réellement exécutées, résidu de... etc. (une “évaporation” énorme avant même la mise à exécution, et, au cours de celle-ci...).

 

                               Or, la peine, c’est d’abord une affirmation de valeur(s), un acte de foi d’une société fondée sur le droit en elle-même, dans son existence et dans ses exigences ; c’est encore le meilleur moyen que le groupe ait trouvé pour dire : “je vis”, “je veux” et “je vaux” ; et, cette indétermination actuelle ruine toute valeur symbolique de la sanction -et, donc, derrière elle, tout ce qu’elle représente et voudrait rendre manifeste et tangible.

 

                               Il faut donc -comme, par exemple, ont su le faire les U.S.A. (qui avaient, avant nous, fait l’expérience d’un tel échec)-, se donner tous les moyens d’une vraie politique de sécurité publique, autour d’une conception radicalement nouvelle de la sanction -c’est à dire, tout simplement, tout “bêtement”, authentique, et, qui sache, en particulier, choisir entre des vocations complémentaires mais distinctes (punir, réinsérer) qu’à l’heure actuelle on pollue l’une par l’autre, pour leur plus grande inefficacité et perversité respectives !

 

                               L’essentiel est là bien plus que dans les querelles de procédure pénale auxquelles on se complaît délicieusement dans les enceintes parlementaires ou médiatiques ; ainsi, on se polarise sur le juge d’instruction, parce que c’est encore une des choses qui marchent le mieux dans l’institution, et, donc, qu’elle dérange certains... Et on laisse prospérer à peu près sans contrôle ni limites les plus formidables atteintes publiques à la présomption d’innocence à travers les médias -puissant lobby qui sait faire reculer les velléités de remédier à cet état de fait ! Le premier droit des innocents, c’est celui à l’efficacité de la justice… Etc. etc.

 

                               * Mais, la justice, c’est aussi, à côté de cette “vitrine” pénale, la matière civile : et là, c’est un immense chantier, qu’on ne peut que survoler ici que de très haut :

 

                                               - D’abord, il faut donner aux citoyens de nouveaux instruments et/ou développer ceux qui existent, pour organiser leurs rapports dans le droit, et, même, le cas échéant, gérer leurs conflits eux-mêmes : contrat, acte authentique, arbitrage, justice de paix qui aurait su enfin passer des champs à la ville etc. etc. (cf. l’occasion manquée des “juges de proximité”…) ; c’est l’idéal et l’intérêt bien compris d’une société de liberté et de responsabilité.

 

                                               - Ensuite, il faut donner aux justiciables les moyens d’un meilleur accès à la norme et au juge, non comme on l’a fait jusqu’ici dans le cadre d’un assistanat, mais dans celui d’un vrai partenariat (par exemple, à travers un système d’assurance ad hoc).

 

                                               - Enfin, il faut donner aux magistrats le goût et les moyens de travailler autrement, d’une façon vraiment moderne, quitte à repenser certains des piliers de notre procédure (aide à la décision, mise en état, oralité des débats, conditions des recours, circuits d’urgence etc. etc.).

 

*

*     *

 

La justice, en définitive, n’a d’autre pouvoir que celui des valeurs qui la dépassent et dont elle est le signe et l’instrument : la question est de savoir si nous sommes tous, citoyens, politiques et gens de justice, assez mûrs et responsables pour admettre la primauté de ces valeurs…  

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