« Indépendance de la justice » ne veut pas dire néanmoins « autisme » de ceux qui la rendent : si le juge doit être totalement libre de ses décisions, il lui appartient aussi de les prendre en pleine conscience de leur impact. C’est là un devoir déontologique élémentaire : ce n’est pas parce que Thémis est représentée avec un bandeau sur les yeux que son serviteur peut inconsidérément ignorer ou mépriser le contexte dans lequel il intervient ni la portée que ses actes peuvent avoir, bien au-delà, le cas échéant, du seul périmètre du dossier qui lui est soumis. Fiat justitia, pereat mundus n’est pas une maxime de droit positif !
Si aucun justiciable, à cet égard, ne peut revendiquer un quelconque privilège, et, si l’égalité de tous les citoyens devant la loi ne peut souffrir ni exception ni réserve, il n’en demeure pas moins que, in concreto, les situations dans lesquelles ils se trouvent peuvent être très différentes, et, que l’intervention judiciaire peut, à l’instar du paradigmatique battement d’aile de papillon qui provoque un cyclone à l’autre bout de la terre, entraîner des phénomènes proprement chaotiques aux conséquent démesurées par rapport à l’enjeu juridictionnel immédiat : ce n’est pas se comporter en « digne et loyal magistrat», selon la formule du serment statutaire, que d’y être complètement indifférent ; la répression des faits délictueux, qui est destinée à servir l’ordre public ne doit pas, dans la mesure du possible, par effet Serendip, aboutir au résultat contraire ! Si le symbole de la justice, c’est la balance, c’est aussi pour que le magistrat sache bien peser et évaluer toutes les considérations en cause.
C’est bien pourquoi, l’affaire qui touche aujourd’hui un candidat à la Présidence de la République et bouleverse les données de cette proche élection majeure, autorise l’interrogation, en essayant de dépasser les trop faciles réflexes corporatistes (« touche pas à mon juge » vs « touche pas à mon vote »…) et les crispations sempiternelles qu’appelle inévitablement, de part et d’autre, toute mise en cause d’un responsable politique.
Il est de fait, à cet égard, que notre culture nationale dominante depuis 1789 répugne à l’idée de la soumission de l’Etat au Droit, et, donc, à celle d’une pleine indépendance de celui qui a pour mission de dire le Droit –volontiers perçu, par l’élu, comme un rival et usurpateur illégitime de l’autorité suprême qui trouve sa source dans le choix populaire souverain. Si l’époque contemporaine a vu évoluer les mentalités, et, si la magistrature a pu jouir d’une liberté à peu près inconnue durant deux siècles, autorisant bien des audaces qui eussent été inconcevables naguère, elle s’illusionnerait en oubliant les leçons cuisantes de sa mémoire longue, au risque de « retours de bâton » qui viendraient ruiner ces acquis…
C’est bien pourquoi, pour toutes raisons tant d’éthique professionnelle que de prudence bien comprise, lorsque la justice a affaire à un responsable politique, elle doit -comme pour tout justiciable, naturellement, mais, avec une acuité particulière eu égard à des enjeux publics que ne comportent pas au même point d’autres dossiers-, faire preuve du plus exigeant respect de l’impératif d’impartialité, et, veiller aussi scrupuleusement que possible à ne pas donner prise au soupçon, qu’il soit formulé de bonne ou de mauvaise foi, de n’avoir pas suivi en l’occurrence la règle la plus commune et « banale » : qu’il s’agisse d’écarter toute suspicion de favoritisme, ou, à l’inverse, le procès en dévoiement à des fins militantes, il est capital que la procédure suivie soit exempte de toute anomalie ou aspérité -quand bien même ces dernières seraient parfaitement légales-, pouvant, à tort ou à raison, alimenter le doute sur la parfaite sérénité de l’institution à l’égard de l’intéressé.
Or, en l’espèce, même si l’on fait la part du jeu de rôles et des attitudes de commande, et, sans faire de procès d’intention à quiconque, on ne peut manquer d’être perplexe, en constatant que les apparences ne sont pas en tout point en faveur d’une telle sérénité :
1°) Le vice initial de cette procédure est dans l’auto-saisine précipitée du parquet national financier (P.N.F.) :
- En elle-même, cette institution est déjà discutable : création de circonstance, destinée, dans le contexte de la lamentable affaire Cahuzac à allumer un contre-feu et afficher haut et fort la volonté du gouvernement et de sa majorité de lutter contre la corruption (technique juridico-politique qui n’est pas nouvelle : dans le même contexte douteux, un gouvernement de M. Mitterrand avait imaginé un service central de lutte contre la corruption doté de pouvoirs policiers –ce que le Conseil constitutionnel avait sèchement censuré…), elle brise l’unité du parquet parisien et crée un outil forcément très proche du gouvernement de par son recrutement, ce qui fragilise son crédit ; de fait, si la formule d’une compétence concurrente entre parquets locaux et parquet parisien à compétence nationale (ou, parquets locaux à compétence élargie), dans des domaines spécifiques (terrorisme, santé publique, économie et finances…) ne soulève aucune difficulté et a maintenant fait ses preuves, on ne s’explique pas ce qui justifiait de créer ainsi une telle institution d’exception, dans le plein sens du terme, alors qu’attribuer une compétence nationale au parquet de Paris eût permis tous les bénéfices opérationnels qu’on pouvait en attendre, sans cette tare originelle du « hors normes ».
- A tout le moins, dès lors qu’il existait, ce parquet spécial, pour ne pas dire singulier, devait, pour légitimer son existence et dissiper les suspicions qu’elle ne pouvait manquer d’appeler, adopter une pratique n’offrant aucune prise à l’accusation de dévoiement à des fins autres que purement et strictement techniques ; il était, en particulier, capital qu’il ne fît pas figure de « parquet pour les people » de « parquet pour les riches et puissants » ou vedettes des médias, à côté des autres parquets, réduits à n’être que les parquets du vulgum pecus… Sa compétence devait se justifier –et c’est la loi elle-même qui le disait !-, par la complexité particulière des affaires en cause –ce qui est logique : pourquoi faire appel à un parquet à compétence « nationale », si les investigations ne dépassent pas le niveau courant de telles affaires, tant par la diversité et l’étendue des investigations à mener que par leur difficulté et technicité ?!
- Or, c’est bien toute la question avec l’ « affaire Fillon » : personne ne s’est risqué à soutenir sérieusement que l’affaire satisfaisait en quoi que ce fût à un tel critère de complexité technique ! Et, mettre en avant la personnalité et la « surface » politique du principal mis en cause pour justifier cette saisine, serait avouer que le P.N.F. serait bien, alors, le « parquet des people », ou, pire : le « parquet des politiques » -et, partant, qu’il le veuille ou non, un parquet très politique...
- Aussi, quoi qu’il en fût des intentions et motivations réelles de ses responsables, et, le cas échéant, malgré eux, cette saisine du P.N.F. sortait de la norme : il appartenait au parquet de Paris, territorialement compétent, de s’en saisir, s’il le jugeait bon, et, de conserver de bout en bout la maîtrise et le suivi du dossier : c’était le meilleur –le seul !-, moyen de ne pas donner prise au sentiment que l’affaire n’était pas traitée comme celle d’un justiciable « ordinaire » ; altérant ainsi, à la racine, la confiance que le candidat et ses partisans peuvent avoir en la justice. Et, d’autant plus que d’autres éléments, dans le traitement du dossier, sont venus renforcer ce sentiment.
2°) Le traitement du dossier, jusqu’ici, a pu conforter l’impression qu’il faisait l’objet d’une approche peu typique ; même si, prises isolément, les décisions intervenues peuvent toujours être argumentées et ne violent pas les textes, leur réunion, sur la toile de fond de cette saisine initiale, n’a pu qu’alimenter le procès d’intention que certains lui font :
- La rapidité du déclenchement de l’enquête, et, sa brièveté avant l’ouverture d’une information : personne ne peut, certes, reprocher à la justice d’être diligente (et, souligner en comparaison -comme cela a pu être fait-, sa lenteur habituelle, est tout de même gênant…), mais, quand on lit dans la presse que les enquêteurs n’auraient même pas eu le temps de faire un procès-verbal de synthèse, on peut se demander ce qui motivait cette urgence : les infractions supposées n’étaient, manifestement, plus en cours de commission, et, apparemment, il n’y avait pas à craindre un dépérissement imminent des éléments de preuve…
- Il s’est dit que l’intervention prochaine d’une nouvelle loi sur la prescription aurait conduit à cette précipitation à ouvrir une information ; si c’est le cas, et, s’il s’est agi de soustraire à la prescription une partie des faits, on peut s’interroger sur la loyauté du procédé : si le législateur, avec ce texte à certains égards moins sévère en la matière, a voulu faire bénéficier les justiciables d’une situation plus favorable, était-il très correct, vis-à-vis de la représentation nationale, de tenter de faire échec à cette volonté ? Et, qui plus est, en l’occurrence, au détriment d’’un adversaire politique de la majorité actuelle…
- Sans même évoquer les « fuites » sur le dossier dans les médias (alors qu’il ne pouvait, normalement, n’être connu que d’un très petit nombre de gens, et, qu’elles ne paraissent pas avoir été suivies de procédures aussi diligentes pour tenter d’en identifier la source -fait, au demeurant, devenu tellement courant et « banal » dans les procédures, qu’on hésite maintenant à en faire état…), la communication publique du P.N.F. a été marquée par un très singulier et inhabituel communiqué qui, alors que l’enquête était sans doute encore en cours, anticipait ses conclusions (pas de classement sans suite –ce qui impliquait, si les mots ont un sens et le sens que le droit leur donne en l’occurrence : poursuite sur la base d’éléments de suspicion suffisants de commission d’infractions), mais… partiellement, sans se prononcer sur la conséquence à en tirer… : véritable -et bien peu digne-, « teasing » judiciaire, propre à faire monter la température médiatique et contribuer à la déstabilisation politique de la personne visée.
- Cette volonté, hors normes, de créer un « suspense » judiciaire s’est encore affirmée avec, un temps plus tard, les conditions de l’ouverture d’une information, à spectre large d’infractions (dont certaines, selon de nombreux juristes autorisés, ne seraient pas applicables à un parlementaire, eu égard à la rédaction des textes d’incrimination : il appartiendra, le cas échéant, à la justice de trancher le débat, mais, c’eût pu être un motif de prudence…), et, surtout, contre X… : il est, certes, toujours loisible au parquet de laisser le juge d’instruction libre de remplir les cases blanches comme il l’entend, étant saisi in rem, mais, quand les personnes mises en cause sont bien identifiées et qu’il y a matière à poursuite, on peut se demander où est la cohérence : s’il y avait, d’un côté, des charges suffisantes-, comme on le déduisait du communiqué précédemment évoqué, et, de cette ouverture d’information elle-même, y avait-il, d’un autre côté, le moindre doute sur les personnes visées, évoquées à satiété ?! Cela ne pouvait manquer d’évoquer une « défausse » -peu courageuse, somme toute-, sur le(s) magistrat(s) instructeur(s), et, en tout cas, n’a pu que contribuer à attiser les supputations de l’opinion, et, à faire monter la pression dès qu’il a été question de mise en examen ; le crédit de la procédure n’en sort pas intact.
- Mais, c’est le moment de cette ouverture, et, dans la foulée de cette dernière -là encore avec une grande précipitation-, une convocation présentée comme destinée à une mise en examen du candidat, en pleine campagne électorale, qui suscite la polémique
3°) La question majeure est, en effet, celle de la cohabitation du calendrier judiciaire et du calendrier électoral :
- Invoquer la séparation des pouvoirs à cet égard est un « argument d’audience » plus que de fond : en dehors des règles, justifiées, qui protègent la fonction parlementaire, la séparation des pouvoirs n’implique évidemment pas une immunité générale pour les élus pendant les campagnes électorales (et, a fortiori, en dehors) !
- En revanche, sachant l’impact que peut avoir une décision judiciaire, avec l’exploitation qui peut en être faite, le souci élémentaire de la sérénité de la justice doit conduire tant le parquet que les magistrats instructeurs ou les juges du fond, à bien apprécier, en pareille circonstance, quel moment, pour leurs décisions, sera le mieux propre à assurer, dans toute la mesure du possible (c’est à dire, même si elle est plus ou moins limitée, car il faut être réaliste…) cette sérénité, et, à réduire le risque d’une interprétation trop politisée de cette décision.
- C’est une considération de bon sens et de responsabilité qui a conduit, à diverses reprises, confrontés à ce problème, juges administratifs ou judiciaires, à laisser passer le temps de la compétition électorale pour qu’il ne soit pas parasité par les décisions de justice, et, que celles-ci ne soient pas, elles-mêmes parasitées par le débat politique : ce qu’on a qualifié de « trêve » et qui, sans présenter de caractère obligatoire, peut être tenu comme relevant d’une « bonne pratique ».
- Dès lors, en effet, qu’il n’y a pas urgence pour la protection de l’ordre public, la sécurité des personnes ou des biens, il ne peut qu’y avoir intérêt bien compris, pour tout le monde, à suspendre, le temps que s’expriment les passions qu’appelle la confrontation, les actes que l’on pourra sans dommage toujours faire plus tard dans un contexte qui, s’agissant de personnalités en vue, ne sera jamais parfaitement serein, c’est certain, mais, en tout cas, sera du moins plus détaché des enjeux politiques immédiats et de la « récupération » qui peut en être faite.
- Cela s’imposait d’autant plus dans le cas présent que le candidat –par ce que l’on peut juger comme une inconséquence, tant juridique que politique-, avait annoncé d’emblée qu’il lierait son sort à une éventuelle mise en examen : cela revenait à faire de la justice, d’une certaine façon, l’arbitre de l’élection ! Or, ce n’est pas son rôle et elle n’a rien à y gagner : il lui fallait absolument refuser ce cadeau empoisonné –si flatteur fût-il pour son ego-, et, laisser les électeurs libres, saturés qu’ils étaient, de toute façon, d’informations sur les faits, en tirer les conséquences qu’ils jugeraient bon, sans peser, d’une manière ou d’une autre, sur ce jugement par des initiatives quelconques en cette période (au moins à l’égard du principal intéressé).
- Rendue au nom du peuple, la justice n’est pas dans la dépendance des choix que peut faire ce dernier (ainsi, l’élection d’un mis en cause ne vaut pas absolution pour les faits qu’on peut lui reprocher !), mais, ces choix ne doivent pas, non plus, être dans la dépendance du cours de procédures en justice : la démocratie et la séparation des pouvoirs, bien comprises, exigent le respect mutuel, chacun dans sa sphère de compétence, mais, sans s’ignorer ni se combattre.
- C’est d’autant plus crucial quand il s’agit, non de jugements au fond mais d’enquête préliminaire ou d’instruction préparatoire, gouvernées par le principe cardinal de la présomption d’innocence : même s’il est trop habituel de voir celle-ci foulée aux pieds dans les médias, et, précisément, parce qu’elle l’est -et, sans mesure quand il s’agit d’une personnalité en vue, avec des dégâts potentiels irréparables, en proportion de la médiatisation de son affaire-, c’est une donnée –celle du risque que la personne poursuivie soit, finalement, mise hors de cause-, que le magistrat doit prendre en compte plus que jamais, dans une telle situation, et, si le principe même d’un acte jugé nécessaire ne fait pas problème, la question de son moment n’est pas illégitime.
De fait, l’honneur de la justice, au milieu des fureurs qui agitent la société, c’est de savoir s’en abstraire et ne pas leur donner prise : quand on tirera les leçons des récents événements, il n’est pas certain qu’elle en sortira indemne.