L’Armée, ultima ratio pour la délinquance des jeunes ?
C’est une idée qui revient régulièrement : faire appel aux militaires pour prendre en charge les jeunes délinquants.
« Je souhaite […] un partenariat justice-armée pour certains mineurs, pour certains jeunes majeurs », avait déclaré M. Dupond-Moretti, sur BFM TV, en octobre dernier ; il assurait plus récemment travailler avec Florence Parly sur la question mais disait que son application « est techniquement un peu compliquée »…
Dernièrement, c’est le député Aurélien Pradié, de LR et candidat aux régionales en Occitanie, qui a plaidé, sur Public Sénat, pour « une peine rapide et immédiate qui soit une peine d’encadrement militaire » ; conceptions défendues aussi, par exemple, sous une forme ou sous une autre, par Ségolène Royal, Eric Ciotti ou Jean-Michel Blanquer etc.
Comme les commentateurs ont tendance à l’oublier, la principale expérience en la matière a été faite, en France, à partir de 1986, sous l’impulsion du garde des sceaux Albin Chalandon et sous l’égide de l’amiral Brac de la Perrière, en bénéficiant du soutien du ministre de la Défense, André Giraud, avec l’association « J.E.T. » (Jeunes en équipe de travail), qui comportait, pour des jeunes détenus placés sous le régime du chantier extérieur -seuls à l’origine, dans l’optique de les préparer au service national-, puis, également, des mineurs ou jeunes majeurs relevant de la Protection judiciaire de la jeunesse, une prise en charge permanente durant trois mois et demi, « en immersion », par des militaires vivant avec eux, comportant, entre autres, une formation scolaire et civique, du sport et une obligation de travail dans des chantiers d’intérêt général.
Sous une forme et dans un cadre très différents, orientés vers la préparation à l’emploi, le Gouvernement Villepin, en 2005, a créé le dispositif « Défense deuxième chance » pour des jeunes en difficulté, accueillis dans des centres dépendant de l’EPIDE (« Etablissement Public d’Insertion de la Défense », appelé aujourd’hui « d’Insertion dans l’emploi »), qui n’ont plus rien à voir avec le concept qui avait inspiré l’expérience originelle des J.E.T.
Si l’idée de faire appel à l’Armée pour encadrer des jeunes délinquants est, spontanément, assez populaire dans l’opinion (hors quelques milieux allergiques, par idéologie, aussi bien à l’armée qu’à tout ce qui peut avoir une couleur de répression pénale..), il ne faut pas se cacher ses limites, ni nourrir trop d’illusions à cet égard… :
1°) Ce n’est pas le métier de l’Armée :
Si, au-delà de sa mission première et essentielle, qui est la maîtrise de la force dans le but de la défense du territoire et des intérêts français, à l’intérieur et à l’extérieur, l’Armée peut être mise à contribution pour des missions d’intérêt général, en soutien ou complément des institutions qui en sont, normalement, responsables –notamment en temps de crise-, il ne faut pas, pour autant, qu’elle devienne une sorte de « bonne à tout faire » de la République, chargée de compenser les carences et réparer les échecs des autres…
Il y va, non seulement, de la dignité de ceux qui exercent le métier militaire et de la reconnaissance qu’ils sont en droit d’attendre de la Nation (quelle formidable marque de mépris, même inconsciente, à leur égard que de considérer le fait de leur être confié comme… une peine ! Ce qui, en plus d’être dévalorisant, serait le plus sûr moyen d’accoler une image négative à la formule dans l’esprit de ceux à qui elle s’adresserait, en en faisant un repoussoir…), mais aussi, d’une simple question d’efficacité et de cohérence.
Si des institutions dont c’est, normalement, la vocation, ne remplissent pas leur tâche de manière suffisamment satisfaisante et ne sont pas aussi performantes qu’on le souhaiterait, il faut, d’abord, s’interroger sur les moyens de les réformer pour en obtenir les résultats souhaités –plutôt que de « se défausser » sur une autre dont ce n’est pas le rôle et dont les acteurs ne sont pas, a priori, formés pour cela, et, ne doivent pas être distraits de ce qui est leur raison d’être et qui constitue le service qu’ils rendent à leur pays ! (et, à plus forte raison, dans un contexte de restrictions budgétaires, où les moyens sont comptés…).
Si, en particulier, on estime –à juste titre-, que les structures présentes de la Protection judiciaire de la jeunesse, par leur conception et/ou l’état d’esprit qui y règne chez certains de ses personnels, ne remplissent pas assez leurs objectifs, il serait aberrant de laisser perdurer cette situation, et, d’aller chercher le Graal ailleurs ! Solution de paresse et de défaitisme.
D’autant qu’il y a, dans ce recours au soldat, beaucoup de naïveté et d’ignorance de réalités élémentaires.
2°) Le recours à l’Armée n’a rien d’une panacée :
Au « café du commerce », tout est simple : « n’y a qu’à leur en faire baver, à ces petits voyous… », et, les promoteurs de la manière forte de soupirer avec nostalgie en évoquant les bataillons disciplinaires du bon vieux temps, qui, à Tataouine, scrongneugneu, vous mataient les plus récalcitrants…
Mais, il ne suffit pas d’incarner une image d’autorité, d’ordre et de discipline pour, comme par magie, « dresser » ou « redresser » des jeunes délinquants ; pas plus qu’il n’est réaliste de fonder trop d’espoirs sur le modèle et l’effet d’entraînement qui peut être celui de personnalités très structurées, avec des valeurs solides et un mode de vie sain, régi par l’effort et le dépassement de soi, sur une population à la dérive, qui n’a, le plus souvent, jamais bénéficié d’un tel exemple et qui y est passablement allergique. C’est, sans nul doute regrettable, mais, à faire fi des réalités, on se condamne à l’échec.
On a, en effet, le sentiment qu’il s’agit d’abord, pour ceux qui préconisent cette formule, de dompter des tempéraments rebelles, en leur imposant un cadre strict, sous une férule intraitable, en les empêchant de nuire par une contrainte forte –comme l’opinion l’attend tout naturellement de la caserne… : mais, cela, la prison –voire, les établissements fermés de la P.J.J.-, le feront toujours mieux !
Il faut, en fait, se demander quelle peut-être la plus-value réelle, face à cette population très particulière, du recours à des militaires, si l’on attend d’eux qu’ils soient autre chose que des « garde-chiourmes de luxe » –ce qui serait, non seulement, un gaspillage de moyens, matériels et humains, mais aussi un manque de respect et de considération à leur égard : recrutés et entraînés pour constituer une forme d’élite, physique, technique et morale, pour le maniement des armes, les réduire à cette tâche serait aussi irrationnel que dispendieux… Le recours à l’Armée ne doit pas se justifier seulement par l’espèce de confort moral qu’il pourrait offrir à la fraction saine de la population qui a, à juste titre, une grande confiance dans ses capacités…
Les expériences précitées –et, en particulier, celle des « J.E.T. », qui est celle qui est allée le plus loin, à la fois par l’investissement du personnel militaire, et, par une prise en charge constante et globale des jeunes, dans l’ambition de susciter chez les intéressés une évolution notable de leur personnalité et de leur rapport aux règles de vie en société-, montrent que la réussite dépend de conditions dont il résulte que ce genre de traitement pénal ne peut être appliqué qu’à une « élite » restreinte, soigneusement sélectionnée –et, même dans ce cas, le succès est loin d’être assuré.
La première condition est celle du volontariat –des deux côtés : côté militaires, il faut des gens ayant une réelle motivation pour ce défi et prêts à s’y investir (et, sans nul doute, cela peut se trouver) ; côté délinquants, c’est une autre paire de manches : sans un minimum d’adhésion au projet, de la part de la population ciblée, on se heurtera immanquablement à des phénomènes de résistance passive, de manque d’implication, voire de rébellion plus ou moins ouverte, sans compter toutes les déviances qui peuvent parasiter même la vie dans un cadre fermé : drogue, violence, fugues etc., qu’au risque de pourrir tout le groupe, l’Armée ne pourrait tolérer, et, aurait mieux à faire que de consacrer trop d’énergie à prévenir…
Or, la motivation, pour un jeune délinquant qui n’est –sauf dans les « contes bleus » que racontent les idéologues-, pas forcément habité par le désir forcené de « s’en sortir » et qu’a priori, la perspective d’un encadrement « musclé » n’a pas de raison d’attirer irrésistiblement, elle doit être suscitée par l’attrait d’un avantage quelconque, une « carotte » en récompense de l’effort demandé. Ainsi, pour les J.E.T., qui s’adressaient au départ à des jeunes détenus, c’était la possibilité de sortir de prison et celle d’obtenir une réduction et un aménagement de peine : on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre… Et, on ne peut pas balayer cette considération d’un revers de main trop facile « n’y a qu’à leur imposer sans leur demander leur avis… ». Sans bénéfice suffisamment significatif à participer à la formule, la perspective d’en être exclu, en ne jouant pas le jeu, ne sera que fort peu dissuasive ou intimidante… (la plupart préfèreront encore le « confort » de la prison, à tirer leur flemme en regardant la télévision et en tapant le carton avec les camarades, aux marches exténuantes et aux exercices obligés…).
Mais, même intéressée, la motivation ne suffit pas : il faut aussi un profil, psychologique et physique en rapport avec le régime qui va être imposé au candidat : trop fragile, sous l’un ou l’antre angle, il ne résistera pas longtemps ; or, sans spécificité proprement militaire de ce régime –ce qui ne peut qu’impliquer un certain niveau d’exigence sous tous rapports-, on ne voit pas l’intérêt de mobiliser des soldats pour faire la même chose ou peu s’en faut que ce qui se pratique déjà dans les établissements de la P.J.J. ou de l’A.P. !
Et, de plus, il ne faut pas que les contraintes de la situation pénale du candidat soient de nature à trop perturber sa prise en charge : convocations en justice, limitations des contacts avec d’autres, etc. ; c’est la raison pour laquelle, dans les J.E.T., il s’agissait de condamnés définitifs, qui n’étaient pas, de surcroît, trop éloignés de leur sortie ; ce qui limitait encore plus le choix : soit, on avait des jeunes –en nombre restreint-, avec de lourdes condamnations excluant une sortie en milieu libre, même censée être bien encadrée, soit, on en avait –l’immense majorité-, avec des peines trop brèves…
Malgré une sélection rigoureuse, et, une prise en charge visant à couper radicalement les ponts avec le milieu d’origine, le taux d’échec immédiat (fugue ou autre problème rendant le maintien impossible dans la structure) n’était pas négligeable ; on manque de données sur la réussite à plus long terme, mais, si, sans nul doute, il y en a eu, on ne peut être assuré que ce soit la majorité ; étant observé que l’un des objectifs premiers était de préparer les intéressés au service national (alors que l’Armée avait tendance à refouler massivement les profils de ce type, pour ne pas avoir à gérer des situations trop problématiques de nature à perturber le service…), ce qui, pour ceux qui y était admis, représentait un « sas » supplémentaire d’une année pour la « consolidation » de leur réinsertion,–« sas » qui n’existe plus.
Un rapport sénatorial, en 2003, plutôt favorable à l’Association (qui devait fermer ses portes peu après, suite au refus du ministère de la Défense de la soutenir plus longtemps, en 2004, par souci d’économie et de recentrage sur ses missions essentielles) indiquait que, sur 5 800 jeunes passés par elle, 1/3 n’avaient même pas terminé leur stage –ce qui impliquait le retour à la case prison ; deux ans après la fin de ce dernier, sur le nombre de ceux avec qui le contact avait pu être établi (entre 35 et 45%), 20% avaient été de nouveau incarcérés, quand les autres, à hauteur de 45 à 55% paraissaient réinsérés (si tant est qu’un aussi faible recul soit vraiment pertinent…) ; 40% des mineurs, de leur côté, semblaient ne pas être retombés dans la délinquance : histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide… ; en tout état de cause, et, sans pouvoir tirer des conclusions définitives de ces chiffres, un constat sans doute honorable, mais, n’autorisant pas le triomphalisme –d’autant que la sélection était sévère et qu’il ne s’agissait pas du « tout-venant », encore moins des cas les plus lourds...
A côté de l’expérience des J.E.T. –qui, bien entendu, n’est pas la référence incontournable, mais dont on ne doit pas ignorer les leçons-, on doit, aussi, s’interroger sur celle du défunt service national : s’il avait le mérite d’être un cadre de socialisation majeur, il était surtout efficace à cet égard vis-à-vis de… ceux qui étaient a priori les plus réceptifs ! Il n’a jamais empêché que des jeunes fussent tombés ou retombés dans la délinquance –et, même, parfois, il leur a donné le goût de la violence, avec, en prime, l’habileté dans le maniement des armes…
S’ajouteraient aujourd’hui, avec une acuité particulière, des problèmes nouveaux, compliquant sérieusement les données de la question, comme la montée effrayante des tensions communautaires, l’activisme islamiste, ou, l’emprise des réseaux sociaux…
De fait, c’est la sempiternelle illusion des réformateurs en chambre que de croire que la personnalité des êtres, même fort jeunes, est quelque chose de plastique, une cire molle que l’on pourrait façonner à son gré… ; s’il est certain qu’un encadrement ferme et des exemples de haute valeur humaine pourraient avoir un impact positif sur les plus « récupérables » (la Légion étrangère en est le modèle -mais, il n’est pas, raisonnablement, transposable en l’occurrence), des cas-vitrines peuvent faire une bonne communication, mais, pas une vraie politique…
Cela ne veut pas dire que de nouvelles expériences ne pourraient pas être tentées, mais, il faut être lucide et ne pas faire croire, de manière très démagogique, en tablant sur la bonne image –bien méritée-, de l’Armée auprès de la grande masse de nos compatriotes, qu’elle serait la recette-miracle à la délinquance des jeunes.